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Nicolas Martin - L’interview Fragile/s
25ème édition du Festival International de Science-Fiction Les Utopiales
1er novembre 2024

Bien connu des amateurs de science et de fiction pour avoir animé pendant 6 ans « La Méthode scientifique » sur France Culture, publié différentes nouvelles chez ActuSF, Le Bélial’ ou encore Les Moutons électriques et réalisé plusieurs clips musicaux et courts métrages, Nicolas Martin était à Nantes, le 31 octobre dernier, pour présenter « Fragile/s », son premier roman, aux Festivaliers de la 25e édition des Utopiales. L’occasion pour la Yozone de lui poser quelques questions.




Quand j’étais gamin, j’avais une passion obsessionnelle pour Goldorak.

Pour commencer, peux-tu nous raconter ton parcours de lecteur de science-fiction ? Comment as-tu découvert cette littérature et quels ont été tes premiers coups de cœur ?

Absolument ! C’est rigolo, mais le fait de sortir un roman, ça te fait rentrer dans tes souvenirs, dans ta mémoire, et de comprendre à posteriori quelles ont été les mécaniques inconscientes qui sont à l’œuvre dans le travail d’écriture.
Au début, c’est mon père qui m’a mis de la SF littéraire dans les mains. Mais je pense que si je remonte plus loin, ce qui m’ouvre à la SF, c’est « Goldorak » et « Ulysse 31 ». Quand j’étais gamin, j’avais une passion obsessionnelle pour «  Goldorak ». J’adore l’univers de Gô Nagai, son obsession pour les méchants, qu’ils soient masculins ou féminin comme Minos et Minas. Je trouve que ça diffuse des choses beaucoup plus dures, beaucoup plus sombres et beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît.
C’est pareil dans « Grendizer » et dans « Devilman », il y a quelque chose autour du trouble de l’identité sexuelle. « Ulysse 31 », c’est l’alliance de la mythologie que l’on adore quand on est gamin et de la science-fiction. Donc tu vois, il y avait une sorte de préparation qui faisait que le terrain était fertile pour recevoir la littérature de SF.
Et le point de départ, c’est en classe de 5ème, je crois, je lis « Le Horla » de Maupassant. J’ai peur et j’adore ça. Mon père me dit : “Attends ! Tu aimes ça ? Bouge pas !". Et il me sort ses Lovecraft. Et à côté, il y a les bouquins de Tolkien « Le Seigneur des Anneaux » et « Bilbo, Le Hobbit ».
C’est marrant, parce que mon père était fils d’agriculteur auvergnat. Il n’avait pas passé son bac mais il avait fait des études de directeur comptable, à postériori. Il travaillait chez Hachette Livre, donc il ramenait plein de bouquins à la maison. C’était vraiment un lecteur assidu et notamment de SF, il lisait Asimov. Et il avait ces collections géniales « “Histoires de …” » et « La grande anthologie de... » au Livre de Poche et c’est là que j’ai rencontré les premiers textes des grands auteurs sans vraiment comprendre ce que je rencontrais.
Ensuite, il y a eu « Le Fleuve de l’éternité » de Philip José Farmer, par exemple, qui est un auteur dont je ne comprends pas qu’il soit mis de côté dans le canon de la science-fiction. Alors que j’ai un souvenir formidable de ce cycle qui est un vrai cycle d’anthropologie, de sociologie et de construction des sociétés humaines. Et, il y a eu le jeu de rôle évidemment. « L’Œil noir » et la série « Un Livre dont vous êtes le Héros » dont je suis en train de reconstituer ma collection. Et puis après avoir lu Lovecraft, j’ai joué à « L’appel de Cthulhu ».
Ensuite, je suis parti en fac de lettres et j’ai refais ma culture de littérature classique et, pendant quelques années, j’ai arrêté de lire de la SF. Mais ce qui est intéressant, c’est que de fil en aiguille, j’ai fini par faire ma thèse de littérature comparée sur la crise du sacré au tournant du 19e siècle dans le roman européen. C’est-à-dire Comment à partir du moment où la littérature peut se mettre à blasphémer sans être condamnée, alors merveilleux chrétien et religieux peuvent être remplacés par des références aux légendes fantastiques, surnaturelles, où l’on redécouvre la tératologie fantastique du territoire français, ses monstres et ses légendes. Et puis, j’ai quitté la fac, je me suis remis à lire de la SF : Philip K. Dick, Norman Spinrad et William Gibson.
Je suis un assez gros lecteur et je lis 85 % d’imaginaire et 15% de blanche.

Et « Dune » de Frank Herbert, c’est un livre qui a été important pour toi ?

Pas énormément, parce que « Dune », je l’ai lu quand j’étais ado. J’aime bien « Dune », mais c’est moins important pour moi que le « Programme conscience » que Herbert a écrit en parallèle. « L’incident Jésus » (2e tome du cycle) est génial. C’est un livre qui parle de religion et moi j’avais des trucs autour de la religion en tête. Je me suis fait baptiser très tardivement, et c’est un truc qui m’a pas mal occupé le cerveau quand j’étais ado. J’ai adoré cette série sur La Nef, un vaisseau générationnel habité qui devient une sorte de dieu pour ses occupants quand l’ordinateur s’éveille à la conscience.

L’horreur joue une grande part dans mon imaginaire.

Tu as réalisé des clips et des court-métrages. Tu as aussi écrit plusieurs nouvelles, ainsi que le livre « Alien : la xénographie » avec Simon Riaux. Et arrive « Fragile/s », ton premier roman. Est-ce que c’est un texte que tu portais depuis longtemps ?

C’est marrant parce que j’ai écrit toute ma vie depuis que je suis gamin. J’ai encore mon premier roman dans un cahier Clairefontaine avec une tête de dragon dessinée dessus. C’était des histoires de monstres.
On y retrouve les Golgoths de « Goldorak ». Ce que je préférais dans « Goldorak » c’était Véga et le Golgoth du jour. Et vraiment, ce qui m’éclatait le plus, c’était quand Goldorak se faisait arracher le bras par l’équivalent de King-Kong dans l’épisode légendaire. Bref, j’étais toujours du côté des méchants.
Ensuite, j’ai écrit des nouvelles, des scénarios de jeux de rôle. J’ai écrit deux campagnes de « Vampires », une immense campagne de « Kult ».

On avait nos propres univers avec nos propres règles, qui étaient des trucs bizarres et qui mélangeaient « Twin Peaks » à des choses dures, noires et violentes. Il y avait vraiment un truc vers l’horreur qui est aussi très lié au fait que vers mes 13 ans, mes parents achetèrent un magnétoscope. Et il y avait en bas de chez moi un vidéo club avec un immense rayon spécialisé dans l’horreur et l’érotisme, comme dans le giallo italien.
L’horreur joue une grande part dans mon imaginaire.
Et puis, à un moment donné, je donne une de mes nouvelles à Pauline Rocafull qui est scénariste et elle me dit “Nicolas, tu devrais faire du cinéma. Tes nouvelles, on dirait des pages techniques de plan. c’est tellement visuel que tu devrais faire des courts-métrages”. Et à partir de là, j’arrête d’écrire de la littérature et je me mets à écrire des scénarios. J’écris d’abord tout seul et puis je rencontre Simon Riaux.
On se dit que c’est super de travailler ensemble et on écrit un premier long métrage, puis un deuxième, puis des séries, puis un projet de film. On est d’ailleurs en pré-production d’un long métrage, on en est au casting.
C’est un film sur lequel on bosse depuis plusieurs années.
Et pendant dix ans, j’écris que des scénarios et plus du tout de littérature. Et comme je venais régulièrement aux Utopiales depuis plusieurs années avec France Culture, en 2018, Jérôme Vincent me propose d’écrire une nouvelle pour l’anthologie du festival. J’écris « Le cruciverbiste » et c’est la première fois où je me remets à écrire de la littérature.
L’année d’après, il me redemande une nouvelle.
J’en écris une, puis deux. et je me remets à écrire des nouvelles et j’écris « Seul », une nouvelle importante pour moi. Pour Bifrost, j’écris « Un soir d’orage ».
J’aime beaucoup Olivier Girard et Laetitia Rondeau et ce qu’ils font au Bélial’. Et c’est Laetitia mon éditrice de l’époque qui me dit après « Un soir d’orage » : “Tu devrais penser à un format plus long”. Et là, je me suis dit : “Ok, mais encore faudrait-il que j’aie une idée”.
Si tu as un truc, un concept ou une image, tu peux faire 35-50 000 caractères, « Seul » est plus long, c’est 75 000 caractères. C’est pas trop difficile.
Mais un roman faut que ce soit élaboré. Il faut une idée, des personnages. Il faut que je me dise que je vais passer des mois dessus. Et je me souviens, j’étais en vadrouille dans les îles Féroé sur un espèce de petit caillou quelque part entre l’Islande et l’Ecosse. Je vais me balader, je rentre le soir. Et là, je me réveille vers 4h. du matin fébrile en me disant “Il faut que j’écrive ce rêve”. Ce rêve est la racine, la colonne vertébrale de « Fragile/s ». Il se passe quelque chose avec l’ADN des embryons. Il est modifié. Là, j’écris ça et je me dis “c’est parti !”
J’ai commencé à écrire la première partie de « Fragile/s » quand j’étais encore à France Culture. Je ne tenais plus droit, j’étais en arrêt maladie et ne faisais plus qu’une émission le vendredi. Mais lorsque je suis retourné à l’antenne, je n’y ai plus touché pendant un an.
Il y a deux ans, j’ai quitté France Culture et je me suis remis à écrire à la rentrée suivante. Et j’ai découvert que Marion Mazauric, l’éditrice du Diable Vauvert, avait des résidences d’écriture où elle pouvait recevoir des auteurs. J’ai postulé et je suis parti pour 1 mois à La Laune, où se situent les bureaux du Diable dans lesquels il y a deux studios. Donc c’est super, tu es complètement autonome, on te file un vélo, les clés d’une bagnole. Tu te débrouilles pour la bouffe et tu es dans un cadre où tu peux écrire. Et là, ça été la révolution parce que j’étais complètement immergé dans mon truc, et le roman est sorti tout seul.
Tout seul, mais dans la souffrance quand même, car je suis d’un tempérament anxieux comme tout le monde peut s’en rendre compte facilement. Anxieux et obsessionnel.
Il y avait des jours où j’avais l’impression d’être le véhicule du texte comme si je me branchais sur une réalité parallèle où le texte existait déjà et je devenais un canal. J’estimais qu’une mauvaise journée d’écriture, c’était 10-15 000 signes et il y a des jours où le texte coulait et je faisais 30 000 signes et je l’ai terminé en 2 mois. Un mois de résidence à La Laune puis à nouveau 15 jours et 15 jours dans le Lot-et-Garonne.

C’est intéressant ce que tu dis sur le fait que le texte coule tout seul parce qu’à la lecture j’ai ressenti beaucoup de colère dans ton écriture. Une colère légitime à mon sens. Mais est-ce que l’écriture de « Fragile/s » a été comme une catharsis pour toi ? Comme une réaction au climat politique actuel en France et dans le monde.

Ouais, tout à fait. parce que encore une fois, il faut revenir sur un truc. j’ai l’idée de « Fragile/s » parce que j’ai l’idée du dénouement de “Qu’est-ce qu’ils ont fabriqué avec l’ADN de ces bébés ?” Et ça vient du fait que pendant 10 ans, je n’ai fait que de l’écriture scénaristique et ça a transformé mon rapport au récit. D’ailleurs, c’est pour ça que je m’entend aussi bien avec Simon. On est tous les deux, ce que l’on appelle dans le langage scénaristique plot-driven. En fait, nous on pense à l’histoire, au scénario, à l’intrigue. Et c’est sur l’intrigue que l’on greffe les personnages.
Le problème, c’est que ça donne souvent des intrigues très complexes, super élaborées. Mais si à côté, tes personnages sont bidimensionnels, sans relief, tu peux avoir la meilleure idée de série du monde, si tes personnages sont nuls tout le monde se fait chier. Donc, on n’arrête pas de te dire, il faut être character-driven. C’est-à-dire que ce sont les personnages qui sont avant tout la locomotive de l’histoire. Ils ne subissent pas l’histoire qui leur roule dessus. Et ça, j’ai beaucoup changé, par exemple quand j’écrivais « Fragile/s », j’avais un document de draft avec une sorte de bullet point dans lequel je me disais “il faut qu’il se passe ça” et que j’amendais au fur et à mesure de l’écriture.
Parfois une ligne du bullet point c’était un chapitre, parfois un chapitre c’était trois lignes et d’autres fois dans deux lignes du bullet point il y avait trois chapitres. C’était très malléable et très fructueux. En revanche, ce que j’ai fait très vite quand je me suis remis à l’écriture de « Fragile/s », c’est à écrire mes personnages à côté et donc, j’ai toute la back story, toute l’histoire de Typhaine, Gauthier, Isabelle, de tous mes personnages et plein de choses qui n’apparaissent même pas dans le récit. Par exemple, je sais qui sont les parents de Typhaine, alors que l’on n’en parle pas une seule fois dans le roman. Je peux te raconter la jeunesse d’Isabelle, dont je ne dirai rien parce que c’est un élément important de l’intrigue.
C’est Stephen King qui le dit dans « Écriture ». Lui, il est très character-driven et il dit “à un moment donné, les personnages prennent le pouvoir sur l’histoire”. Lui, il écrit sans plan, quand il commence un roman, il ne sait pas quand il se termine. Moi je ne peux pas faire ça.
Là, je suis en train d’écrire le deuxième. J’ai le début, le milieu, et j’hésite encore sur la fin. Et je sais que tant que la fin n’apparaît pas, même si elle peut être modifiée au fil de l’écriture, j’ai besoin d’avoir un point et de ne pas découvrir la fin au fil du roman. Et au fur et à mesure de l’écriture, je me suis rendu compte que cette histoire de “Qu’est-ce qui se passe avec les embryons de bébé ?” commençait à devenir non pas moins importante mais, ce n’est plus à elle que je m’attachais. Je commençais à m’attacher beaucoup, beaucoup aux personnages.
Et un autre personnage que je n’avais pas anticipé, c’était la trame de fond politique et l’évolution de cette trame. Et je me rends compte au fil de l’écriture, quand j’arrive dans la troisième partie qui est un patchwork de points de vue et qui se passe quasiment en temps réel, qu’il y a une accélération très forte. Et là, ce qui m’intéresse c’est de résoudre l’ensemble de la société et des personnages dans la société. C’est un reproche qui m’a été fait et que je peux tout à fait entendre. Il y a plein de gens qui me disent : “Les quarante dernière pages, ça va très vite on aurait aimé en savoir plus.

Il n’y a pas de petit acte de résistance

C’est une critique que j’entends mais c’est vraiment volontaire. À la fin, on a toutes les clés, ce n’est pas un livre qui se termine où on ne comprend pas ce qui c’est passé. C’est écrit noir sur blanc. Mais moi, ce qui m’importe beaucoup plus c’est la résolution de cette histoire individuelle de couple. Et de cette filiation qui finit par faire éclater un modèle social autoritaire qui repose sur un présupposé, qui finit par lui éclater entre les mains. Et pour rejoindre ce que tu disais, et là je m’en rends compte beaucoup quand j’en parle que, sans faire du Flaubert pour les nuls, Typhaine, c’est moi, indiscutablement. Tous mes personnages sont un peu moi, mais Typhaine c’est vraiment moi. Et le livre commence par : “félicitation Madame c’est un garçon”. Et elle dit : “et merde, comment j’ai pu abdiquer mes opinions, mes idéaux politiques pour devenir une mère pondeuse pour un état fasciste. Comment j’ai perdu contre ce système ?”
Et moi, j’arrive à cinquante ans, j’ai été militant à plusieurs reprises dans ma vie. J’ai été militant syndicaliste à la fac, j’ai milité pour le mariage pour tous. J’ai beaucoup manifesté contre la loi travail. Je me rends compte que petit à petit, je vais de moins en moins aux manifs, parce que j’ai peur, parce que j’ai l’impression que ça ne sert à rien. Et je me rends compte que je suis en train, un peu, d’abdiquer.
Et plus j’abdique et plus les fachos se rapprochent. Et donc, c’est aussi un roman sur mon angoisse de me dire, et si en 2027, ils passent au pouvoir, qu’est-ce que l’on fait ? Ils vont avoir les mains libres et ils vont tout casser. Alors évidemment, on va aller manifester. On va se faire casser la gueule, on va finir en taule. Et qu’est-ce que l’on va faire après ? Une fois que l’on aura été jugé en comparution immédiate ? On aura passé quinze jours en taule, on va retourner à la niche. Il y a des gens qui vont partir. Il y a des gens qui vont certainement militer de façon plus radicale. Ils vont risquer leur vie, parce que c’est ce qui se passe dans les sociétés fascistes, les opposants politiques se font tuer. Est-ce que moi j’aurai le courage de mettre ma vie en danger ? « Fragile/s » c’est aussi le résultat de cette anxiété-là.
Et aussi paradoxalement, parce que tout ce que je décris là est très très noir, c’est aussi un livre dont j’ai voulu qu’il raconte in fine qu’il n’y a pas de petit acte de résistance, à tous les niveaux et à toutes les échelles.
Je ne veux absolument pas spoiler, mais le portrait de ces différentes femmes, parce que c’est surtout des portraits féminins, que ce soit Elisa, l’amie de Typhaine qui est une résistante politique à qui cela va coûter très cher. Isabelle, l’épouse du patron de son mari qui est une grande bourgeoise et qui a apparemment tous les atouts de la collaboration avec le régime, dont on va se rendre compte que c’est plus compliqué que ça. Typhaine elle même, ou bien Bénédicte que l’on lui met dans les pattes pour la surveiller et qui est une jeune fille fanatique et religieuse. Tout ça est beaucoup plus compliqué qu’il n’y parait au premier abord. Il n’y a pas de petit acte de résistance, c’est le message important parce qu’il faut que l’on se redonne espoir. Sinon, il nous reste deux choses : la colère et l’abdication. La colère c’est très bien.

Nous avons évoqué le fond. J’aimerais que l’on parle un peu de la forme. Il y a dans « Fragile/s » un travail sur la typographie, des mots barrés dans le journal de Typhaine, des didascalies. Je me demandais comment t’était venu l’idée de faire vivre le texte de cette manière. Est-ce que cela s’est imposé à l’écriture de façon intuitive ? Ou bien est-ce un choix délibéré dès le début de la création du roman ?

C’est venu en deux temps. Le titre de travail de « Fragile/s » était « Mon fils ». D’abord parce que Typhaine s’enregistre puis elle écrit quand elle se rend compte qu’elle peut être surveillée par des micros. Elle écrit parce que c’est le dernier espace non surveillé. Et quand elle écrit, elle se rend compte qu’elle ne peut pas écrire le nom de son fils, Nolan. Donc, elle le rature, elle le raie. Je me suis dit, c’est génial et j’ai commencé à utiliser ça petit à petit. Il y a un côté immersif parce que l’on entend les pensées que Typhaine ne veut pas formuler. Et comme elle est dans un état mental très instable, il y a des moments où elle raie tout. Il y a des pages arrachées. Elle écrit et le reste de la page est déchiré, ensuite il y a deux pages blanches.
Et puis, il y a des moments où elle ne peut plus écrire où elle ne peut écrire qu’un seul mot. Et puis il y a des moments où elle écrit très, très gros. J’appelle ça de la sur-ponctuation parce que j’ai l’impression que ça donne du relief et du volume à la voix de Typhaine.
Ces trucs de sur-ponctuation ça me permet de moduler plus ou moins fort son état émotionnel. C’est pour ça qu’il y a un slash dans « Fragile/s », c’est pour initier un peu ça. C’est aussi parce que pour moi il y a un livre, qui est le livre par excellence, qui a utilisé ces modifications de typographie de manière géniale, c’est « La maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski (ndlr :dont la Yozone a parlé dans une de ses sélections de Noël) qui est pour moi un chef-d’œuvre absolu, une expérience littéraire canon.
Il y a une forme de contamination de « La maison des feuilles » dans « Fragile/s ». Et pour ne rien te cacher, c’est un livre qui m’est tellement important que le long-métrage que l’on à écrit avec Simon est une sorte d’adaptation wish de « La maison des feuilles » qui ne dit pas vraiment son nom parce que ce n’est pas vraiment la même histoire mais qui reprend beaucoup d’idée du roman.

Le roman est une dystopie, avec des passages horrifiques. Puis vers la fin, le récit évolue pour prendre une autre tournure. C’est clairement un roman de mauvais genres pourtant dans certaines librairies « Fragile/s » est sur les étals avec des romans de littérature générale. D’après toi, est-ce qu’ en 2024, la SF à enfin gagné la reconnaissance et la visibilité qu’elle mérite ?

On a souvent eu cette discussion aux Utopiales, et moi je fais assez partie de la team qui dit qu’en fait on a gagné. Par exemple, « Fragile/s » est sorti en rentrée littéraire générale. C’est un roman d’anticipation politique d’horreur et de SF et c’est donc évidemment un roman de genre qui se revendique comme tel et qui ne touche pas le genre avec un bâton.
Il y a même des libraires qui le rangent en polar et ça marche aussi, et tant mieux. Je crois qu’il est important qu’il y ait des éditeurs et des éditrices qui fassent de la SF. Que la science-fiction continue à être portée par des amoureux du genre, par des défricheurs, des gens qui connaissent la SF et son histoire. Ca permet d’éviter de publier, comme c’est parfois déjà arrivé, des gens qui sont convaincus d’avoir découvert l’eau chaude. Alors que ce sont des romans qui ont déjà été écrits vingt fois depuis cinquante ans.
Ca arrive aussi dans des collections de SF encore aujourd’hui, mais je ne citerai pas de nom. Je suis ravie de voir que l’on peut commencer à effacer les frontières sans jamais retirer ou faire disparaître les littératures de l’imaginaire, les collections et les maisons spécialisées qui sont essentielles.
Je suis ravie que « L’anomalie » de Le Tellier soit un épisode de « Fringe ». Que Boualem Sansal écrive une espèce de dystopie/utopie politique et de voir que le genre commence à filtrer partout et commence à s’insinuer dans la littérature blanche. « Fragile/s », par exemple, a été sélectionné pour le prix Cultura. Et il y a plein de lectrices qui sont venues me voir et qui m’ont dit : “J’avais jamais lu de science-fiction. Je ne savais pas ce que c’était et c’est génial  !”
Bingo ! Si ça vous a plu, attendez, j’ai une liste à vous faire. Vous allez voir ça risque de vous plaire aussi.

Tu animes le podcast « Réalisé sans trucage ». Tu travailles sur un film avec Simon Riaux, on l’a dit. Tu fais aussi Hurlequin à Paris, un ciné-club du film d’horreur. Du coup, quand trouves-tu le temps d’écrire ? Tu as évoqué les résidences tout à l’heure, donc ton travail d’écriture est balisé sur des périodes prédéfinies ?

Je suis en train de changer ça. J’ai relu « Écriture » de Stephen King cet été et je suis très content de l’avoir relu après avoir écrit mon premier roman parce que ça m’aurait paralysé sur des trucs, parce qu’il y a des choses où je ne suis pas d’accord avec lui. Mais il y en a beaucoup d’autres où je suis d’accord. C’est vrai que la résidence m’a permis d’écrire parce qu’il y a un truc qui se passe en résidence qui relève, sincèrement, un peu de la transe.
Un truc un peu magique où je me mets dans des états pas possibles, où je baigne dans mon truc. Je me couche et je me réveille une heure et demie plus tard, je prends mon carnet de notes pour ne pas oublier. Ce n’est pas très reposant, mais ça permet d’aller vite. Dans « Ecriture », King écrit : “il faut écrire porte fermée.
Moi, mon bureau n’a pas de porte. Mais porte fermée, ça veut dire, prends toi deux heures. E si je n’écris pas 10 000 signes par jour, ce n’est pas grave. Si ce n’est que 1500 signes, ils sont là. Ils sont posés et à un moment donné, je relisserai.
J’arrive mieux maintenant à me dire, je prends une demi-journée ou une matinée où j’ai deux heures, deux heures trente. J’y vais et je fais que ça, je coupe mon téléphone. Il n’y a que deux personnes qui peuvent passer à travers, c’est ma mère et mon mec. Je garde Internet pour mes recherches, mon dictionnaire de synonymes, et mes outils d’écriture, mais je m’interdis toute autre chose. Et c’est très efficace. Il y a un côté très gym tonic : avant je faisais des retraites sportives hardcore et maintenant je m’entraîne tous les jours.
Bon là, c’est vrai que la rentrée n’était pas très propice, mais j’ai quand même terminé une nouvelle de space horror que j’aime bien qui va être publiée dans Bifrost bientôt. Et j’ai posé les bases de mon prochain roman. Et dès que je vais revenir à un rythme plus calme, je vais reprendre cette régularité qui m’échappait complètement jusqu’à présent.

Pour terminer peux-tu nous parler de tes projets à venir ?

Je commence à poser les fondations du prochain roman. J’avais une première idée que j’avais eue à La Laune. Comme « Fragile/s », je me suis réveillé d’un rêve. Je me suis dit, c’est génial, mon inconscient me dit quoi faire. Je suis juste le vaisseau de ces histoires.
Et puis, cette histoire, je l’ai malaxée un peu pendant tout l’été. Et quand j’en parlais, je me rendais compte que j’avais du mal à la pitcher, que ça manquait d’aspérité. Je n’arrivais pas à m’agripper à l’histoire.
Et puis, il y a trois semaines, je descendais pour une rencontre en librairie, et j’étais dans un Ouigo blindé. C’était pas du tout un cadre propice à la sérénité et je ne sais pas pourquoi, j’ai sorti mon ordinateur et je me suis mis à écrire. Et là tout commence à prendre forme et à s’assembler.
D’un seul coup, je me suis dit, bien sûr, c’est ça qu’il faut faire. C’est pour ça que je te dis qu’il y a un truc un peu mystique dans l’écriture. J’ai écrit le premier chapitre et surtout mes personnages parce que, comme je te le disais précédemment, les personnages sont vraiment importants.
Ça va être un jeu de massacre avec 12 personnages qui ne passent pas un très bon moment et tombent comme des mouches. Je vais plutôt retourner vers l’horreur et le thriller horrifique avec une touche de fantastique à la Todorov. C’est-à-dire pas forcément surnaturel mais où pendant un long moment on se dit : “Attend, est-ce que l’on est dans la réalité ou est-ce qu’il y a quelque chose de surnaturel, qui est en train de se passer ?”.
Je veux jouer sur cette espèce d’ambiguïté où, à tout moment, ça peut être dans un sens ou dans l’autre. Et puis je sais que cette sur-ponctuation là, j’ai envie de continuer à l’exploiter. J’ai quelques idées. Et pour le coup, je vais alterner des formes romanesques classiques avec des inserts qui, pour le coup, vont être écrits comme des véritables scènes de théâtre.

Une dernière question. Est-ce que « Fragile/s » pourrait être adapté pour un autre médium comme le cinéma ou le théâtre ?

C’est en cours de discussion. Et ce sera plutôt une mini-série en six épisodes. Mais ce n’est pas encore fait.

Et tu cèdes les droits sans regard sur le scénario ?

Non, parce que je fais du cinéma aussi, et mes histoires sont mes histoires. J’ai insisté pour que les droits d’adaptation audiovisuelle me restent dans la mesure du possible. Je veux être à la manœuvre et on essaye de négocier, que ce soit Simon et moi qui écrivions la bible et que l’on reste à la direction artistique de la série.

Merci Nicolas d’avoir répondu à mes questions.


A voir également sur la Yozone
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- Utopiales 2024
- Utopiales 2024 - Le journal du Festival #1


Remerciements à Nicolas Martin et aux organisateurs des Utopiales


Jean-Marie Garniel
11 décembre 2024


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