Le docteur Glenn Maybrook a décidé de changer de vie et vient s’installer à Kettle Springs, petite bourgade du Missouri. Pour sa fille Quinn, après Philadelphie, c’est un peu le désert : la ville la plus proche, Jamestown, est à près de trente kilomètres. Pourtant, rien de dramatique pour cette adolescente qui s’adapte facilement : la vieille maison est rustique mais a du cachet. Depuis sa chambre, les champs de maïs et au loin la vieille entreprise victime d’un incendie, avec son clown peint sur un des murs, font un paysage original. Rusty, un jeune voisin qui l’accompagne à l’école, n’a rien de désagréable et les autres adolescents, comme tous les adolescents, ont de mauvais et de bons côtés.
Tout ne pouvait pas être pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il y a par exemple Dunne, le flic colossal qui dès le premier contact n’est pas sans faire craindre qu’il soit aussi sadique que celui de « Désolation » de Stephen King. Il y a le très discret slogan « Make Kettle Springs Great Again » qui traduit à la perfection quelle horreur s’est déjà instillée dans les esprits, et quel est le clown sinistre dont l’ombre plane et s’étend au-dessus de la ville. Peu à peu, Quinn en apprend plus sur l’histoire de Kettle Springs. L’entreprise calcinée fabriquait autrefois du sirop de maïs. Le feu y a été mis accidentellement par Cole, adolescent séduisant rencontré en cours, et incidemment fils de l’industriel lui-même. Mais l’entreprise Baypen – le clown Frendo en était l’emblème depuis sa fondation – était fermée depuis de longues années déjà. Un clown que la jeune Quinn rencontrera encore bien des fois. Et ce n’est sans doute pas une coïncidence si la seconde apparition de Frendo se fait sous forme d’une poivrière en céramique de l’Eatery Main Street, un restaurant de viandes au cœur de la bourgade : « Un clown dans un champ de maïs » sera à la fois poivré et saignant.
Vient la Fête des Pères Fondateurs, à laquelle tous sont invités. Comme on pouvait s’y attendre, les adolescents n’y sont pas les plus fins et dérapent quelque peu, mais la catastrophe étant évitée, les choses s’apaisent. Du moins en apparence. Quinn, Rust, Cole et leurs amis organisent avec les adolescents une fête nocturne en marge de bâtiments agricoles à l’abandon. En traversant les champs de maïs, Quinn apprend qu’on fait pousser le maïs parce qu’il y a une prime à la plantation, mais que personne ne le récolte. On laisse pourrir. Un pourrissement que l’on peut voir comme hautement symbolique, celui d’une jeunesse accrochée à ses téléphones portables et obsédée par la mise en ligne compulsive de vidéos stupides, ou celui de la génération précédente toujours admirative d’un grotesque clown en rouge dont elle espère qu’il redeviendra président.
« Était-ce l’imagination de Quinn, ou est-ce que la main droite du shérif s’était discrètement déplacée vers son arme pendant qu’il observait les adolescents ? »
Mais, alors que les jeunes convergent vers la fête – beaucoup de bière, beaucoup de monde, beaucoup de musique – et sans qu’ils le sachent encore, Frendo s’est déjà mis à l’œuvre. Un clown trucide le maire, puis assassine un des adolescents qui ne s’était pas encore mis en route. De son côté, le docteur Maybrook, le père de Quinn, découvre à ses dépens que contrairement à ce qui lui avait été dit son prédecesseur n’avait jamais quitté la ville – il avait bien plutôt quitté ce bas monde d’un trépas qui n’était pas tout à fait naturel.
« Elle a soulevé une main et fixé sa paume dans la lumière du clair de lune : sa ligne de vie était coupée en deux par un brin de paille. »
Dès lors, le roman accélère, assume sa nature horrifico-ludique de « slasher ». Les adolescents ne tardent pas à comprendre que la fête ne sera pas un long fleuve tranquille et que la plupart d’entre eux ne survivront pas jusqu’à l’aube. Arbalète, tronçonneuse, hache, scalpel, couperet, fusil à pompe, incendie, dynamite, écrasements divers : le lecteur-spectateur en aura pour son argent. Mais à vouloir trop en rajouter, à lorgner, sans doute, une adaptation en long métrage, à assumer ouvertement la surenchère, Adam Cesare abandonne la retenue et la patiente élaboration de la première partie. Ce qui passerait dans la frénésie bouchère d’un slasher cinématographique devient plus apparent dans un roman. Moins crédule que le pseudo-cinéphile décérébré par la déglutition compulsive du maïs grillé pioché de sa bauge portative de popcorn, le lecteur ne pourra manquer de noter ici et là quelques fausse notes : les réactions et comportements des uns et des autres ne sont pas toujours cohérents, les clowns ont une inexplicable tendance à s’avancer au mépris des armes à feu braquées sur eux, les « révélations » et retournements de situation ne sont hélas pas toujours crédibles, les adolescents (dont les dialogues et les personnalités sonnaient toujours juste dans la première partie, sans jamais tomber dans la caricature ni dans la psychologie de pacotille), ne se méfient pas alors que la moitié d’entre eux sont déjà morts et ne comprennent pas ce qu’ils auraient forcément dû comprendre (l’épisode au bord de la route). D’une certaine manière la débauche d’action, avec ses facettes grotesques, reste moins effrayante que l’angoisse sourde qui s’était préalablement installée.
« Le phare arrière projetait une lumière rouge démoniaque sur la jeune fille blonde. »
Pour autant, ce « Clown dans un champ de maïs » n’est pas un simple divertissement. Après un slasher invitant à réfléchir sur le genre, (« Mon cœur est une tronçonneuse » de Stephen Graham-Jones), « Un clown dans un champ de maïs », avec ses excès, témoigne d’une profonde rupture dans la société américaine. Une société où le classique conflit de générations est aggravé, sinon porté à un paroxysme inédit, d’une part par la disruption et l’accélération perpétuelle des technologies, d’autre part par l’essor d’un populisme sans cesse plus rétrograde qui prétend améliorer l’Amérique en foulant aux pieds ses valeurs fondamentales et en assassinant ses propres rejetons. Ne nous trompons pas sur l’identité fondamentale du clown tueur : les Américains le voient tous les jours à la télévision, nombre d’entre eux rêvent de pouvoir une fois de plus voter pour lui. Et tout comme le tueur mis hors d’état de nuire une première fois, il s’apprête à revenir. Dans la réalité comme dans la fiction : déjà publié en grand format chez Sonatine, le second tome, « Frendo est vivant », sortira chez Pocket à l’automne – comme par hasard au moment des élections américaines.
Titre : Un clown dans un champ de maïs (Clown in a cornfield, 2020)
Auteur : Adam Cesare
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Justine Richard
Couverture : Jeanne Mutrel / Rémi Pépin
Éditeur : Pocket (édition originale : Sonatine, 2023)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 19225
Pages : 357
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : juin 2024
ISBN : 9782266338936
Prix : 8,60 €
Un autre slasher sur la Yozone :
« Mon cœur est une tronçonneuse » par Stephen Graham-Jones