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Vendetta
Marie Corelli
Eyrolles, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), roman gothique, 395 pages, novembre 2023, 19,95€


« D’étranges créatures ailées planaient au-dessus de moi. Des yeux me fixaient depuis le fond de l’obscurité. De longs doigts blancs et squelettiques m’adressaient des signes d’avertissement ou de menace. Puis, très graduellement, m’apparut en vision une brume rougeâtre comme un coucher de soleil dans la tempête, et, surgissant du brouillard sanglant, une main noire s’abattit sur moi. »

Moi, qui écris ceci, je suis un homme mort. Officiellement, véritablement mort.” Dès l’entame, qui mérite de figurer dans une anthologie des premières phrases, le ton est donné. On est dans le gothique, le vrai, mais un gothique qui ne sera jamais dénué d’ironie. Lorsque la britannique Marie Corelli, en 1886, publie « Vendetta  », Horace Walpole, William Beckford, Ann Radcliffe et bien d’autres ont depuis longtemps donné ses lettres de noblesse au genre. Avec Marie Corelli, on a donc affaire à un gothique qui peut être qualifié de tardif, voire même de renaissant. Marie Corelli peut donc d’autant plus jouer sur les codes du genre que ses techniques narratives ont déjà été éprouvées et que ses grands motifs sont déjà présents dans les esprits. Et d’esprit, Marie Corelli n’en manque pas – une Marie Corelli qui n’a d’italien que ce pseudonyme et le personnage excentrique qu’elle a su se forger, et qui sans doute a compris que le brin d’exotisme souvent associé au genre offrait des possibilités singulières. D’où le choix du titre, “Vendetta ! or The Story of The One Forgotten”, et le choix du lieu – Naples – qui fera un terreau fertile à son intrigue. Car, explique un des personnages, “Nous, les Napolitains, nous poursuivons une vendetta sur une vie entière – et même de génération en génération ! (…) Il faudrait une nouvelle venue du Christ pour que nous apprenions à pardonner à ceux qui nous ont offensés. Semblable doctrine n’est rien de plus pour nous qu’un calembour. Une maxime sans grand écho, adaptée aux enfants ou aux prêtres.

« Oh, comme j’aurais préféré être mort ! Je regrettais d’avoir forcé le cercueil dans lequel je reposais en paix. Qu’étaient la mort, qu’étaient les ignominies du caveau, qu’étaient les épreuves que j’avais endurées à côté de la détresse qui m’envahissait à présent ? Ce souvenir, aujourd’hui encore, embrase mon esprit d’un feu impossible à éteindre (…) »

Psychologie propice, donc, mais aussi contexte historique : une épidémie de choléra ravage la ville et la mort omniprésente frappe en aveugle. Riches, pauvres, adultes, enfants, personne n’est épargné. On enterre aussi rapidement que possible, à la chaîne, presque à la sauvette, de peur d’être contaminé. C’est ainsi que le jeune comte Fabio Romani, à juste titre aimé et estimé par tous, subitement tombé malade lors d’une promenade en ville, est hâtivement considéré comme mort et enterré dans la foulée. Mais la faucheuse n’a pas voulu de lui : il reprend conscience dans le caveau de famille, dans les profondeurs duquel il passera un moment éprouvant, et dont il aura du mal à s’évader.

« Car alors je possédais un cœur – qui palpitait, ardent et sensible à toute tendresse et affection. Désormais, ce cœur était mort, froid comme la pierre. Seule sa dépouille m’accompagnait partout, m’alourdissant de l’étrange sépulcre qu’il occupait, une tombe dans laquelle étaient aussi enterrées nombre de désillusions. »

Un épisode sinistre à souhait mais qui apparaît un moment comme la chance de sa vie : ce caveau, il le découvre, sert de cache à un truand fameux, bientôt mis hors d’état de nuire, qui y a amassé tout son butin. Le comte Fabio Romani était riche, le voilà fabuleusement riche. Mais de terribles déconvenues l’attendent : son épouse, qu’il adorait, et son meilleur ami de toujours le trahissent déjà. Pire encore, comprend-il : tous deux le méprisaient et le trahissaient depuis toujours. Fabio Romani pourrait faire table rase du passé et commencer une nouvelle vie. Mais, comme on l’a vu plus haut, il est impossible à un Napolitain de tirer un trait sur de telles trahisons. La vengeance sera à la hauteur de ce que le comte Romani a vécu. Elle sera lente, réfléchie, planifiée, méphistophélique.

« Le peuple ragaillardi trébuchait sur les tombes de ses milliers de victimes comme s’il s’agissait de parterres de fleurs.  »

Dans cette Naples où la vie reprend rapidement ses droits, le comte Romani, pour l’heure affublé d’un habit de pêcheur acheté à un marchand qui est aussi un détrousseur de cadavres (un chapitre particulièrement savoureux dans le genre), va donc tendre ses filets. Il va prendre son temps. Dans l’épisode, ses cheveux ont blanchi, terriblement, ses traits ont vieilli. Il n’est pas méconnaissable, mais presque. Il prend ses distances avec Naples, s’astreint à modifier son maintien, sa gestuelle, sa voix, ses attitudes. Le voilà un autre homme. Affublé de lunettes noires pour parfaire le déguisement, se faisant passer pour un noble beaucoup plus âgé et ami du « défunt » Fabio Romani, il vient s’installer à Naples et fait rapidement fureur dans la bonne société. Ses filets sont tendus, sa toile se tisse, patiemment, lentement, méthodiquement.

« Alors elle secouait sa tête grisonnante et, touchant les perles de son rosaire, psalmodiait des Ave pour le repos de mon âme. »

S’il ne fallait conserver qu’un seul terme pour qualifier ce roman, ce serait sans doute celui de jubilation. D’un bout à l’autre des près de quatre cents pages, on imagine la jubilation qu’a éprouvée Marie Corelli à mettre ses pas dans ceux de ses prédécesseurs, à imaginer des scènes macabres, à orienter, non sans ironie, les rencontres de son héros de manière à ce que tout converge vers la vengeance. Car il en va de l’ironie comme du choléra : nul, quel que soit son âge, son sexe ou sa classe sociale, n’est à l’abri de ses ravages. Une ironie très british et souvent féroce qui mime et moque les récits sentimentaux et moralisateurs. On rit beaucoup, d’un rire sans doute un peu jaune et parfois osseux (“La mort rit, on ne voit pas de crâne sérieux, ça rit toujours !”, explique le chiffonnier) dans ce roman animé par des sarcasmes tantôt joyeux et tantôt désespérés. Marie Corelli se moque, et se moque beaucoup. Elle qui est une femme et qui a toujours refusé d’être féministe se moque des clichés sur les femmes (“Une femme parle comme un ruisseau bruisse : son débit est plaisant mais sans profondeur”), elle qui est anglaise se moque des clichés culinaires sur les Anglais (“ L’abondance grossière demeure la principale caractéristique des dîners chez les parvenus anglo-saxons. Ils n’ont guère idée des raffinements que l’on peut apporter à la nécessité de s’alimenter. Il en va de même avec les nombreuses petites grâces de la table qui sont en partie comprises par les Français, mais qui frisent la perfection chez les banquets de l’Italien cultivé.”). On pourrait citer d’autres exemples. Mais c’est à l’occasion des nombreux dialogues entre Fabio Romani, devenu le comte Oliva, et son ancien ami de toujours Guido Ferrari, ou des échanges entre Oliva et celle qui sans l’avoir compris est en réalité sa veuve, que l’humour – glacé, sinistre, grinçant, mais toujours teinté de jubilation – apparaît porté à son plus haut niveau. On est là dans une sorte de théâtre, de vaudeville gothique, servi par une tonalité doucereuse, insidieuse et sarcastique, ainsi que par un art des doubles sens qui fait mouche à tout coup.

« La lune, d’un blanc givré à travers la fenêtre nue, projetait un rayon vert dilué, semblable au bras tendu d’un fantôme entre les rideaux de velours. »

Riche et marqué par plus d’un morceau de bravoure romanesque ou littéraire (citons par exemple la scène du banquet), ce « Vendetta  » est servi par une plume classique qui permet de rendre à la fois les états d’âme du héros et les riches décors, paysagers et architecturaux, des environnements napolitains. Récit d’une vengeance raffinée, « Vendetta  », en posant grâce à cette écriture ses décors et ses atmosphères, évite de sombrer dans l’écueil d’un rythme trop frénétique qui atténuerait ses effets. Animé tout du long par une ironie féroce que viennent souligner l’excellence des dialogues et un art consommé des situations, volontiers théâtral, entre conte moral et immoral, entre vaudeville gothique et roman de mœurs, « Vendetta  » étonne, amuse, séduit, et se savoure comme une véritable curiosité littéraire.

Belle idée, donc, de la part des éditions Eyrolles, que d’avoir exhumé – terme qui ne saurait mieux convenir – ce roman qui, malgré un immense retentissement lors de sa parution en langue anglaise, n’avait jamais été traduit en français. On notera qu’elles ont su donner à ce « Vendetta  » l’écrin qu’il méritait, avec un dos, une couverture, une quatrième de couverture et deux rabats pourvus de cadres et de typographies à dorures. Reste à espérer que cet ouvrage connaîtra chez nous un succès mérité, et que d’autres romans de Marie Corelli pourront à l’avenir être proposés aux lectrices et aux lecteurs francophones.


Titre : Vendetta (Vendetta ! or The Story of The One Forgotten, 1886)
Auteur : Marie Corelli
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Sylvie Del Cotto
Couverture : Studio Eyrolles / Hitdelight_Silence_Scream_4work / Shutterstock
Éditeur : Eyrolles
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 395
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : novembre 2023
ISBN : 9782416011085
Prix : 19,95 €


Les éditions Eyrolles sur la Yozone :

- « Je ne suis pas un robot » par Hugo Jauffret
- « Petits mystères en campagne » par Juliette Sachs



Hilaire Alrune
25 janvier 2024


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