Chargement...
YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Chien 51
Laurent Gaudé
Actes Sud, Domaine Français, roman (France), polar/anticipation, 290 pages, aout 2022, 22€

Futur proche. Des multinationales rachètent les pays endettés. C’est ainsi que la Grèce est démantelée par Goldtex et sa population déplacée, notamment à Magnapole, cité géante aux zones concentriques. Zem Sparak est un flic de la zone 3, la gigantesque banlieue qui oscille entre populaire et bidonville. Appelé sur une scène de crime peu ragoûtante, il se retrouve « verrouillé » à Salia Malberg, une jeune enquêtrice de la plus huppée zone 2 : elle est la tête, et lui le chien renifleur sur le terrain.
Très vite, l’affaire sent mauvais, et les deux enquêteurs, contraints de collaborer, réalisent qu’ils vont devoir ébranler les fondements mêmes de Magnapole.



Laurent Gaudé, prix Goncourt en 2004 et dont chaque nouveau roman est très attendu, s’essaie à l’anticipation. Malgré une collection Exofictions riche, Actes Sud préfère laisser « Chien 51 » en Domaine Français, peut-être de crainte que l’étiquette du genre éloigne son lectorat habituel. Pour ma part, je préfère y voir une bonne chose : peu à peu le grand public s’imprègne de SF plus ou moins à son insu, et réalise que c’est de la très bonne littérature, sur le fond comme la forme.

Gaudé a un indéniable talent de conteur, et on sent tout le métier dans la construction de ce thriller à deux, émaillé de points de vue secondaires, et jalonné de flash-backs parfois oniriques de Zem sur la Grèce de sa jeunesse et ses années d’activisme. Très construit et non-linéaire, « Chien 51 » joue sur les échos entre passé et présent, permet à son personnage central de ressasser les renoncements de la société grecque, ses propres faiblesses, ses derniers actes de bravoure, comme avoir quitté la zone 2 pour vivre et travailler dans la 3, une forme d’expiation pour sa conduite lors du démantèlement. Au fil de ses souvenirs se brosse le passé récent, à deux échelles, celle des multinationales qui rachètent des pays entiers, et celle des habitants qui subissent. L’auteur s’inspire bien évidemment de la crise de la dette de la Grèce en 2008, et la déconnexion entre les craintes des marchés financiers et le quotidien des vrais gens, la sécurisation des premiers conduisant à l’écrasement des seconds. Ici, on déporte complètement les populations, relocalisées à Magnapole en fonction de leur utilité sociale et professionnelle. Les trois zones de la ville sont clairement séparées par des murs et des checkpoints, la ségrégation sociale est absolue. Zem a d’ailleurs un bug dans sa puce d’identification, et manque se faire refouler régulièrement.

Gaudé puise abondamment dans le matériau classique de ce genre d’anticipation, reprenant les tropes que les amateurs du genre lisent depuis des décennies. Son histoire, qui tourne autour de prothèses médicales et de scandale politique, est fort bien troussée, au croisement de « Ghost in the Shell » et « L.A. Confidential ». Impossible également de ne pas y lire l’énorme influence de « Blade runner » (le film davantage que le roman, peut-être). Deux enquêteurs qui n’ont rien en commun, contraints de travailler à deux, deux visions générationnelles incompatibles, la ségrégation sociale, une banlieue fertile en trafics, en voyous d’envergure variée, des espoirs d’ascension sociale entretenue par une loterie, tout cela me rappelle...« L’incal », « Elysium », « Time Out » ? Le dôme qui protège les zones riches, les giboulées polluées qui ravagent aléatoirement la zone 3 ? La marque encore douloureuse des Grandes Émeutes, l’activiste politique entré en clandestinité et quasiment dans la légende en même temps ? L’auteur connaît ses classiques, et « Chien 51 » est un modèle d’anticipation aux accents sociaux bien marqués. Une digestion consciencieuse et presque sage, tant les dangers qu’elle met en lumière sont déjà de l’ordre du présent, voire du passé.

Mais c’est très bien écrit, très bien construit, donc prenant. Il y a quelques trouvailles appréciables : le néologisme « Cilariés », citoyens-salariés du consortium ; le LOve day, une soupape sexuelle de 24h aux accents de Saturnales (un peu basique mais ça permet de cocher une case du cahier des charges pour que les héros couchent ensemble)... Le passé de Zem, sa trahison, sa culpabilité, toute cette découverte est un aiguillon supplémentaire à la lecture, et comme dans tout roman, on a la satisfaction que tous les fils se nouent à la fin dans un climax psychologique délectable. De fait, tout cela est si bien calibré, répondant aux attendus actuels, qu’on le verrait fort bien décliné au cinéma ou en série.

Hurler au génie est sans doute exagéré, mais « Chien 51 » est sans conteste un très bon roman, de la vraie littérature, synthèse de ses prédécesseurs, et à la croisée des genres pour toucher un large public et les satisfaire tous. En ce sens, pas forcément une pépite mémorable car très (trop) originale, mais un futur classique qui fait consensus, auréolé de 4 prix (Roman français préféré des libraires 2022
Prix des Écrivains du Sud 2022, Prix du livre audio France Culture / Lire dans le noir 2023, Prix Imaginales des bibliothécaires 2023)


Titre : Chien 51
Auteur : Laurent Gaudé
Couverture : Xiaohui Hu
Éditeur : Actes Sud
Collection : Domaine Français
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 290
Format (en cm) : 21,5 x 11,5 x 2,5
Dépôt légal : aout 2022
ISBN : 9782330168339
Prix : 22 €



Nicolas Soffray
21 septembre 2023


JPEG - 20.6 ko



Chargement...
WebAnalytics