Megan Chance est l’autrice de huit romans d’aventures romanesques fortement ancrées dans l’Histoire, dont les éditions Faubourg Marigny commencent la traduction. « Le Chant de la vengeance » prend place à San Francisco, et son point d’orgue sera le tremblement de terre du 18 avril 1906, qui rebattra nombre de cartes pour les habitants.
L’intrigue est à la fois classique et exemplaire : son héroïne, pauvre orpheline, est projetée dans une haute société dont elle ne maîtrise pas les codes. Se sentant redevable à ses riches parents qui l’ont sauvée de la rue, elle s’efforce de tempérer sa curiosité et de se montrer serviable en retour. Au risque de se faire dévorer toute crue. C’est ce qui se passe ici : entièrement dépendante de Goldie pour apprendre les us et coutumes de la bourgeoisie locale, May se laisse emporter sans prendre assez garde aux signaux d’alerte : sa tante soi-disant malade droguée au laudanum, les pièces vides de la maison, les conseils susurrés par Shin, sa domestique chinoise, et les escapades nocturnes de Goldie qu’elle nie le lendemain.
Pour aider son oncle, elle se rapproche d’Ellie Farge, un architecte très couru que l’entrepreneur voudrait engager. Mais le jeune homme se montre davantage intéressé par les talents de May pour le dessin, et lui laisse miroiter un avenir auquel peu de femmes, du simple fait de leur genre, pourraient prétendre. Il lui présente également un cercle d’artistes, d’esprits libres, dont un journaliste dont la chronique mondaine sarcastique fait trembler celles et ceux qu’il épingle.
Las, tout s’effondre lorsque May est accusée du meurtre de sa tante. Elle n’a pas le temps de se défendre que son oncle la fait interner et la met sous tutelle. Tandis que dans une courte partie centrale, May subit les pires outrages dans un asile au personnel sans pitié, elle comprend enfin le dessous de l’affaire : son oncle, passablement ruiné et englué dans des scandales de pots-de-vin et de corruption, a accaparé la fortune que May devait hériter d’un père inconnu, absent, mais que sa mère a toujours prétendu riche et influent. Jouant de sa naïveté, la famille Sullivan l’a bernée et, par la magie de la narration interne et de ses biais, nous aussi. May va alors préparer sa revanche et son évasion de l’asile. Observant ce microcosme comme elle a observé les proches de Goldie, elle va patiemment s’organiser. Et quelques mois plus tard, le tremblement de terre va tout chambouler : s’il lui permet de fuir et de profiter de la désorganisation administrative qui s’ensuit, le séisme l’oblige à revoir quelque peu son plan. Retrouvant Shin, qu’elle sait son alliée, et LaRosa, le journaliste mondain aux ambitions d’investigateur, elle va révéler au grand jour les secrets de sa famille pour obtenir réparation. Mais tout ne se passera pas comme prévu, et certaines choses ont changé durant son isolement.
Je ne vais pas tout vous raconter, j’en ai déjà beaucoup dit. Mais en fait, il en reste peu. La première partie, jusqu’à la mort de la tante, occupe de fait 250 pages, soit la moitié du volume, et l’épisode de l’asile seulement 60, en laissant le triple, 180, pour la vengeance au milieu de San Francisco en ruine et en flammes. Mais cette longue introduction est indispensable à la mise en place de tous les éléments, personnages, secrets et complots. Cornaquée par Goldie, qui joue son rôle à la perfection comme on le comprendra bien trop tard, l’héritière qui s’ignore ne voit pas le traquenard se mettre en place..
C’est aussi pour May et les lecteurs le temps de découvrir la ville et la vie mondaine. On y voit les restaurants, la mode, mais aussi les aspects moins reluisants, avec Chinatown comme place centrale des trafics, de la consommation d’opium et des salles de jeu. Nous sommes au début du XXe siècle, la misère côtoie la richesse, les codes sociaux sont très rigides et dictent la conduite de toute la population dans la grande et jeune ville de la côte Pacifique qui se rêve l’égale de New York. Le portrait sociétal qu’on (re)découvre est fort instructif et très bien amené, par cet apprentissage qu’en fait la « pauvre » May. C’est le propre du roman historique, de nous amener à une peinture saisissante de son temps au travers de la fiction. Et Megan Chance le réussit parfaitement, avec au centre de son histoire l’invisibilisation des femmes ou leur aliénation aux hommes, que ce soit leur père ou leur mari, pour espérer exister quelque peu.
De fait, l’immersion est telle d’un bout à l’autre, y compris dans l’affreux asile où les pensionnaires sont maltraitées, qu’avec son intrigue certes classique mais très bien ficelée, on dévore ces 500 pages d’une traite. Les 250 premières sont aiguisées par la curiosité, aussi forte que celle de May et tout aussi impossible à satisfaire, les 250 suivantes sont nourries pour le désir de voir la justice rendue, malgré tous les obstacles, la faiblesse de la parole d’une femme au premier rang. La vengeance de May sera douce-amère, comme je vous laisse le découvrir, et en cela l’autrice nous fait la grâce d’une fin trop heureuse qui n’aurait pas été crédible. Au contraire, page après page, tandis que May s’endurcit, apprend les règles du jeu, celui-ci se révèle, comme chacun sait, bien inégal qu’on soit homme ou femme, puissant ou misérable.
C’est une très belle histoire qui se dévore, un portrait de femme qui se découvre forte et déterminée et à laquelle ne manque, à mon avis de lecteur d’Imaginaire, qu’une pointe d’originalité ou de réels rebondissements pour mettre à mal une intrigue simple et finalement trop bien huilée, malgré le séisme.
Une lecture instructive et palpitante, mais à mon goût un rien trop sage et attendue.
Titre : Le Chant de la vengeance (a splendid ruin, 2021)
Autrice : Megan Chance
Traduction de l’anglais (USA) : Laura Bourgeois
Couverture : studio J’ai Lu
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : Faubourg Marigny, 2022)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 13698
Pages : 507
Format (en cm) : 18 x 11 x 3,5
Dépôt légal : janvier 2023
ISBN : 9782290378991
Prix : 8,40 €
Pour plus de piquant(s), je ne pourrais que vous conseiller des romans jeunesse comme « Lady Helen » (3 tomes) ou « L’île aux mensonges », tout aussi riches sur le fond historique, et rehaussé de fantastique pour le premier et de mystère pour le second. Et si vous n’avez pas froid aux yeux, l’héroïne de « Mexican Gothic » de Silvia Moreno-Garcia est moins naïve mais tout aussi captive que May Kimble. Et que dire de celles de « La Fileuse d’Argent » de Naomi Novik ?