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Trame (La)
Bombyx mori (collectif)
La Volte, collection Eutopia, science-fiction, 183 pages, février 2023, 8 €


« Il a la cheville creusée par la corolle acide d’un patte-nuit, ombellifère rouge rongeant fer, cuir et chair. »

Notre utopie est une catastrophe” : le monde futur est avant tout de verdure. Une verdure qui, devenue folle, prend sa revanche en gigantesques marées capables d’emporter tout sur son passage. Des éruptions chlorophylliennes, des coulées de lave verte, des explosions végétales. Au péril de leur vie, les trameurs guettent ces marées, s’y aventurent, y plongent pour y trouver les végétaux rares dont ils tireront aliments, textiles, ou monnaies d’échange.

« Elle avait un goût merveilleux. Abattu à l’orée de la marée, le gibier s’était comme faisandé sous les poussées, s’hybridant au végétal qui lui donnait d’autres saveurs, des senteurs incroyables et des couleurs jamais vues. »

Polyphonie chlorophyllienne, chaos végétal, convulsions sylvestres, poussées et marées incoercibles, reflux somptueux, éclosions fulgurantes : le topos devient mouvement, le végétal une horde. Un théâtre végétal d’ombres et de vapeur au cœur duquel les animaux, happés et transformés, sont l’objet d’une hybridation incompréhensible, d’une fusion paroxystique nommée rétrovégétation ouvrant le champ à bien des gastronomies improbables – plats raffinés, mais aussi empoisonnements. Une rétrovégétation lente qui attaque l’œil de l’un des trameurs en a tué bien d’autres, insuffisamment protégés des nuages de spores par des respirateurs et des lunettes aux allures steampunk.

Mais qu’est-ce donc que la Trame, avec majuscule ? La Trame est “un village mobile, une flottille terrestre, un hameau à roues” composé entre autres d’ateliers mobiles, véhicule-alambic compris. Dans cette Trame, ou gravitant autour, maintes fonctions et maints métiers : hueurs, diseurs, tisserandes, blindeuses, ourdisseuses, forceurs à mains griffues mécaniques, échasseurs, tanneurs, forceuses, éclaireurs, et les mères-moires, qui, inlassablement, à partir des fils et de teintes tirées des ressources de la forêt, brodent le récit de leur peuple, tissent et construisent la trame de toutes les histoires. Compte-tenu de la dangerosité des marées vertes, la Trame roule perpétuellement au bord de l’abîme, aux limites d’un flot capable de la disloquer. En arrachant aux marées ses richesses, les trameurs sautent sans cesse dans la gueule du fauve. La survie est dans le mouvement.

« C’était une orchidée qu’émeraudait follement la marée. »

Poème en prose, écriture dense à la Lautréamont, traversée de fulgurances et de néologismes, création inspirée d’une botanique parallèle botanique, colorée, lumineuse, le texte engloutit rapidement le lecteur. Entre forêt merveilleuse revisitée par J.G Ballard, pays de jungle décrit avec frénésie par Patrick Grainville ou monde post-réchauffement climatique envahi par la végétation à la Richard Kadrey, on pourrait chercher bien des influences en littératures de genre ou hors genre. Pourtant, avec le goût des déplacements, des chorégraphies faussement chaotiques et sous-tendues par des motifs secrets, des rythmiques furtives, celles de la forêt et celles de la marche – avec le Pas (avec majuscule) qui est un des ressorts du roman – avec le collectivisme anarchoïde, par les thématiques et la tonalité, c’est le nom d’Alain Damasio qui s’impose, et de loin, le plus nettement. Une influence presque trop forte, une imitation presque trop conforme, trop fidèle, à tel point que l’on se demande si l’auteur n’a pas lui-même mis la main à la pâte.

La topographie de ce monde futur reste à ce stade peu précise. On est dans le monde des forêts, le monde de Léria. Plus loin, ce sera Alcandre, avec oliviers et déserts. Il semble exister des zones hybrides, comme la vallée de Locre avec “ses langues de forêt au vert minéral comme autant de récifs dans la lumière plombée”. Lieux et cités sont ici et là mentionnés : Montbrune, siège d’une escale des trameurs à la mi-roman, Rivailles, Borée, Lerobat, Dahl, Sanclerre, Radiaris, villes actives habitées par des symbiotes dont on ne sait pas grand-chose ou ville en ruines dans la forêt, comme Traléria, autrefois emportée, ensevelie par une marée sylvestre, redécouverte de manière poignante par un de ses anciens habitants, un vieil homme qui “traçait en claudiquant la carte des ombres et des fastes”. Plus loin, les auteurs utilisent une autre belle formule, “l’inverse d’une carte” – topos mêlé des lieux et de la mémoire qui réservera d’autres surprises.

« Devant eux, tissée, tressée, canevassée à même une étoffe épaisse qui semblait tenir dans son obscurité toutes les couleurs du spectre, s’étalait leur histoire. Filins colorés zébrant les plaines de Borée, sur lesquels étaient cousus les signes d’une marée, trajectoires de laine brisées recousues à même l’escale de Montbrune, silhouettes animales que dévorait le patchwork chaotique des pas alignés ou rompus ; et tout était si dense que l’on n’y voyait plus rien.  »

« La Trame », on le devine peu à peu, est une réflexion sur l’Histoire et sur la mémoire, sur la tapisserie mêlée de réel et de songes. Dissimulé dans le titre, dans le mot, qui partout apparaît et en même temps se dissimule, l’enjeu sous-jacent finira par se révéler. Car à vivre sur le fil, à accumuler les risques, à jouer les équilibristes et les chasse-marée sur l’estran chlorophyllien, les trameurs et la Trame toute entière pourraient bien se retrouver piégés, décimés, et, pire encore, immobilisés Dès lors, la perte de mouvement devient perte de sens. La frénésie cède la place à l’abattement, la célérité perdue laisse le champ libre à la ratiocination. Les trameurs perdent leur repères non pas vis-à-vis de la topographie, mais de leur juste perception du réel. C’est la boussole de leur raison, de leur mémoire, qui peu à peu devient folle. Par superstition, par la nécessité de trouver une explication, entre illusion et psychose, les trameurs croient voir un courant souterrain, ancien, chronique, ennemi imaginaire et bouc-émissaire dont les manipulations auraient commencé longtemps auparavant. Sans élan, il n’y a plus de véritable Trame avec majuscule mais une errance dans la trame confuse de la raison et du souvenir, retour tâtonnant vers la tapisserie des mères-moires : à vouloir à tout prix donner un sens ou trouver une origine aux malchances ou aux revers, aux catastrophes et aux défaites, il faut revisiter, détisser ou déchirer son passé. Le tout dans une caverne très platonicienne où l’on essaye de voir, où l’on réfléchit, où l’on interprète une vision partielle du monde mais où, comme chacun sait, il n’est possible de voir que les ombres.

Nous n’en dirons pas plus. Première incursion du collectif Bombyx Mori dans l’univers de Léria, opportunément formatée à moins de deux cents pages, « La Trame » mérite la lecture. Un concept original, une prose touffue et un récit suffisamment prenant pour que l’on envisage, à l’occasion d’explorations ou de développements ultérieurs, de replonger dans ce monde fastueux.


Titre : La Trame
Auteur : Bombyx mori (collectif)
Couverture : Coraline Charmet
Conception graphique : Laure Afchain
Éditeur : La Volte
Collection : Eutopia
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 183
Format (en cm) : 12,5 x 17
Dépôt légal : février 2023
ISBN : 9782370492197
Prix : 8 €



La Volte sur la Yozone :

- « Galeux » par Stephen Graham-Jones
- « Les Furtifs » par Alain Damasio
- « La Ville des histoires » par Jeff Noon
- « Un Homme d’ombres » par Jeff Noon
- « Pixel Juice » par Jeff Noon
- « NymphoRmation » par Jeff Noon
- « Vurt » par Jeff Noon
- « Pollen » par Jeff Noon



Hilaire Alrune
5 mai 2023


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