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Profanateur (Le)
Philip K. Dick
J’ai Lu, n° 10548, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 250 pages, août 2022, 7,90 €

Également connu sous le titre « Le Détourneur » (éditions du Sagittaire, 1977), ce « Profanateur », déjà maintes fois réédité, fait partie des premiers romans de Philip K. Dick. Une dystopie de l’Amérique future marquée par un rigorisme de cauchemar.



Nous sommes en 2114. Dans ce vingt-deuxième siècle fortement dystopique règne le Remor, ou Réarmement Moral. Les individus vivent dans des ilots urbains dont les habitants se surveillent les uns les autres. Mais pas seulement : partout rôdent les Juvéniles, “petits robots espions similaires à des perce-oreilles géants” qui se déplacent au sol et sur les murs et auxquels rien n’échappe. Dans les quartiers urbains, les habitants se retrouvent à intervalles réguliers en « assemblées d’ilots hebdomadaires » pour juger et punir le moindre comportement jugé amoral, une habitude qualifiée par l’auteur comme “l’aboutissement de plusieurs siècles d’acharnement chrétien à se confesser.” Sinistre ? Sans doute. De l’impensable ? Pas tout à fait. On se demande ce que Philip K. Dick aurait pensé en découvrant que dans la réalité de son propre futur bien des individus acceptent de s’excuser publiquement pour des propos anodins sur simple cabale d’agitateurs des réseaux sociaux.

Dans ce monde futur où (les zythologues apprécieront) on ne trouve plus que de la bière de luzerne et où de lointaines colonies spatiales servent de vergers géants, pas de place pour les originaux, pas de place pour les déviants. Ceux qui sortent du rang, fort peu charitablement nommés Neupses (abréviation de Neuro Psychiatriques), sont envoyés en orbite sur la Station d’Hygiène, comprendre bien entendu Station d’Hygiène Mentale, sans doute à la fois pour soins, pour éloignement, pour conditionnement. C’est dire que chacun file doux et que personne ne cherche d’ennuis. Mais on connaît ces états totalitaires : personne n’est à l’abri, même les individus les plus ouvertement vertueux. C’est ce que découvrira à ses dépens le très estimable Allen Purcell, directeur de Télémédia, entreprise fabricant à la chaine les scripts fictionnels destinés à être adaptés à la télévision au service du Rémor. Car Allen Purcell semble avoir d’étranges moments d’absence. Des moments où il arrive à passer sous le radar et dont il ne se souvient pas vraiment. Des moments où il pourrait bien se livrer à des actes hautement répréhensibles.

« Il avait l’impression d’être pendu la tête en bas au-dessus d’un océan houleux, que ses poumons s’emplissaient d’écume tourbillonnante. »

Une figure de Janus, un personnage qui pourrait bien en être un autre : on reconnaît dans cette dualité du personnage principal une thématique fortement dickienne, et l’on songe immanquablement au long métrage « Total Recall » de Paul Verhoeven (1990), adapté d’un autre récit de Philip K. Dick (« We Can Remember It for You Wholesale », 1966, traduit en français, au gré des anthologies, sous les titres « Souvenirs à vendre », « De mémoire d’homme », ou encore « Souvenirs garantis, prix raisonnables »). Il y a donc du vertige dickien dans l’appréhension au réel, dans les réalités truquées mises en scène avec astuce au décours d’une consultation d’Allen Purcell chez un réducteur de têtes passablement véreux et définitivement éloigné des principes déontologiques de son métier de psychiatre.

« S’il y avait un rapport, il serait forcément très complexe. Ce serait un tel imbroglio que l’univers entier y serait impliqué. Mais quelque chose me dit qu’il y en a un. »

Un soupçon de vertige métaphysique, donc, mais aussi des intrigues très politiques, de celles qui marquent plusieurs des romans des débuts de Philip K. Dick. Cette intrigue tourne ici, dans la dernière partie, à la complète caricature, avec des derniers chapitres « hénaurmes » où les tentatives de manipulation pour discréditer le Rémor sont si excessives qu’elles versent dans l’humour – un humour férocement noir et une méthode d’assimilation des déviants sociaux qui pourraient figurer dans bien des anthologies du genre. Un aspect hétérogène, donc, et une fin ouverte – la lutte continue – qui montre que d’aucuns sont prêts à sacrifier beaucoup pour retrouver une société moins totalitaire.

Dans cette version française le roman souffre d’imperfections (ici un mot qui manque, là plusieurs coquilles, une utilisation atypique et manifestement incorrecte de la formule « n’avoir de cesse », imperfections qui remontent sans doute à la traduction originale de 1977), défauts mineurs pour un roman lui aussi mineur, mais bien loin d’être inintéressant. Ce « Profanateur  », publié en langue originale en 1956, la même année que « Les Pantins cosmiques », est un roman des débuts de Philip K. Dick, encore loin de réussites comme « Le Dieu venu du Centaure » ou « Ubik ». Mais on y trouve, tout comme dans « Les Pantins cosmiques », les germes de ses grands romans à venir. À ce titre, il mérite d’être lu par les amateurs de Philip K. Dick. Au-delà de ce lectorat, « Le Profanateur  », qui comme tant d’autres ouvrages de Dick a su anticiper notre présent, pourra donner à réfléchir à bien d’autres lecteurs.


Titre : Le Profanateur (The Man Who Japed, 1956)
Auteur : Philip K. Dick
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Philippe Lorrain et Baudouin Panloup
Couverture : Studio J’ai Lu d’après del pixto / Shutterstock
Éditeur : J’ai Lu (édition originale : [Sagittaire], 1977)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 10548
Pages : 250
Format (en cm) : 11,1 x 17,7
Dépôt légal : août 2022
ISBN : 9782290365328
Prix : 7, 90 €


Philip K. Dick sur la Yozone :

- « Dr Bloodmoney »
- « La Vérité avant-dernière »
- « Les Marteaux de Vulcain »
- « Les Pantins cosmiques »
- « Brèche dans l’espace »
- « Invasions divines, Philip K. Dick, une vie » de Lawrence Sutin
- « Ubik », une nouvelle traduction
- « Le Dieu venu du Centaure »
- « Au bout du labyrinthe »
- « Glissement de temps sur Mars »
- « Le Temps désarticulé »
- « L’œil dans le ciel »
- « Les Chaînes de l’avenir »
- « Docteur Futur »
- « Blade runner »
- « Les Joueurs de Titan »
- « Petit déjeuner au crépuscule »
- « La trilogie divine »
- « Phil, une vie de Philip K. Dick
- « Dick en cinq livres », par Étienne Barillier



Hilaire Alrune
15 novembre 2022


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