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Vorrh, tome 1
Brian Catling
Fleuve, Oubtrefleuve, roman (Grande-Bretagne), fantasy contemporaine, 475 pages, septembre 2019, 24,90€

La Vorrh, forêt mystérieuse, insondable et interdite, sur une terre qu’on devine africaine. A sa lisière, la ville d’Essenwald, cité sans âge des colons européens. Entre la forêt et la ville, dans les ombres et les secrets, des destins se croisent.
Un soldat, commandant d’une mission, a fabriqué un arc avec les os de sa défunte compagne, une jeune et puissante chamane, qui semble l’immuniser contre le pouvoir de la forêt, qui ronge la mémoire et la volonté. Un de ses anciens incorporés, devenu chasseur de primes, est chargé de le retrouver et le tuer par deux notables des tribus de la périphérie qui souhaitent préserver le sanctuaire sacré de la forêt.
En ville, une jeune héritière s’intéresse au manège d’un serviteur dans sa rue. Elle découvre dans une cave un jeune cyclope élevé par des machines, le « libère » et le prend sous son aile, avant de s’en mordre les doigts.
Dans l’exploitation forestière, le contremaître et le médecin, sans scrupules, se livrent à d’étranges expériences avec les Limbioas, les ouvriers privés de leur âme par la forêt.
Enfin, guidé par un clinicien anglais, un photographe lie son art à celui de l’hypnose.



Qu’il est difficile de parler de « Vorrh ». Sans doute aussi difficile que de le lire, d’y accrocher, tant l’auteur se complait, armé d’une langue très riche, à nous montrer, beaucoup, de belles, affreuses et intrigantes choses, sans jamais nous les expliquer. Que d’afféteries pour une saga qui aurait gagné à un peu plus de clarté.

Je salue en tout premier lieu l’excellent travail de Nathalie Mège, à qui nous devons les traductions de China Miéville, autre Anglais aux univers bien tordus et à la langue ciselée. Brian Catling, auteur, sculpteur, cinéaste, a tout de l’esthète, et son livre est salué par des grands noms sur la 4e de couv’ : Terry Gilliam, Michael Moorcock et Iain Sainclair.
Mais voilà, suffit-il de décrire des choses merveilleuses dans une langue tout aussi magique pour captiver son public ? Certes non. Les 100 premières pages sont un calvaire, sans repères, sautant d’un personnage à l’autre sans indice géographique ou temporel. Essenwald ressemble à l’Europe au tournant du XXe siècle, avec ses premières voitures et ces fêtes dignes de la Belle Époque, mais on en sait si peu sur ce qui s’y passe, sorti de exploitation du bois et d’un carnaval de trois jours, qu’elle est un décor fantôme, un trompe-l’œil en carton-pâte.
Arthur C. Clarke avait une belle formule sur la technologie et la magie, elle est ici retournée comme un gant : tout ce qui est inexpliqué est magie : les Proches, le cyclope, les sorciers des tribus des Vrais Hommes, l’Orm, les Limbioas... s’y ajoute un charabia verbeux judéo-chrétien, puisque d’après certains protagonistes, le cœur de Vorrh serait l’Eden, et Dieu y vivrait toujours et pour l’éternité. Certaines bêtes errantes seraient Adam chassé de ce paradis et d’autres monstres bibliques qui feraient passer le cyclope pour un modèle de beauté.

« Vorrh », ce sont des personnages, tous extrêmes, dévorés par leurs passions, leur ambition, une volonté qu’ils ne peuvent réfréner. La jeune Ghertrude est pétrie de curiosité, et c’est ainsi qu’elle « sauve » Ismael. Tsungali cherche à devenir quelqu’un, une propre légende parmi les siens. Raymond, le Français, aventurier de roman, héritier jouisseur, s’imagine dans un des livres qu’il rêverait d’écrire. Muybridge, le photographe (qui a vraiment existé), veut aussi laisser son nom dans l’Histoire. Dommage que son histoire, qui s’étend sur toute sa vie, ne soit quasi pas reliée au reste (elle ne se déroule absolument pas sur le même continent !), si ce n’est pas une trame glauque teintée de science pseudo-médicale qui ne dépare pas de la fièvre forestière. Son ablation aurait allégé le roman d’une centaine de pages et l’aurait recentré sur la forêt éponyme, au lieu de nous perdre dans une digression superflue. Je ne dis pas inutile, car deux tomes viennent compléter celui-ci (le 3e paraissant ce mois-ci), et peut-être le verra-t-on resurgir, quand bien même il décède, de sa belle mort, à la fin de ce volume.

Il y a forcément quelque chose de captivant à observer ces personnages s’agiter, pour des motifs qu’on ignore souvent, à faire tel ou tel choix, à agir en fonction de tenants qui nous sont inconnus pour des aboutissants qu’on ne peut pas deviner. Il faut accepter de se laisser porter, espérer qu’on nous lâchera quelques miettes d’explication çà et là, qui éclaireront un tant soit peu cette mascarade crépusculaire. On s’applique à ne manquer aucun mot, aucun adjectif, à faire rouler les longues phrases au vocabulaire soutenu, parfois oublié, riche en termes rarement usités. On soupire d’aise : que voilà de la grande Littérature, que de belle manière ces choses-là sont dites, et tant pis si on n’y comprend goutte.

Non, soyons honnêtes, la trame de Ghertrude et Ismael est assez facile à suivre, le rapport de domination s’inverse, le sexe monstrueux déferle par-dessus, avant l’émancipation, le départ du monstre se rêvant Dieu et l’abandon de l’héritière tombée de son piédestal avec un polichinelle dans le tiroir. L’auteur a la décence de clore cet arc par un nouveau courrier des mystérieux parrains du monstres, qui confirment les quelques hypothèses fort logiques qu’on se sera permis d’émettre.

Sur l’errance de Williams avec son arc, et Tsungali à la suite, c’est une chasse à l’homme, mêlée de mysticisme africain, imprégnée de magie, un Plan(TM) du Destin(TM) auquel il faut faire confiance. Idem des affaires de Maclish, le contremaître, avec Hoffmann le médecin, qui jouent avec l’Orm, une puissance magique mortelle : tout est toujours si obscur que pour peu qu’on n’ait pas adhéré dès les premières pages, on a la sensation de lire un charabia truffé de mots et de concepts qu’on ne maîtrise pas. Les inventions optiques de Muybridge suivent le même chemin, même si on peut de temps en temps se raccrocher aux branches, mais il est bien peu intéressant de suivre une opération « scientifique » d’hypnose à l’aide d’un instrument fait de miroirs et d’engrenages, guère mieux décrit, et dont le concepteur lui-même ignore la finalité...

Non, il n’est guère facile de parler de « Vorrh ».
A l’issue de ces 475 pages, je suis partagé entre la sensation d’avoir lu un grand livre, bijou de fantasy moderne, ardu car exigeant, et le souvenir vivace de mes yeux qui se fermaient toutes les 10 pages, la déception de croire avoir manqué des clés de compréhension en fait absentes, une certaine rogne d’avoir buté sur les chapitres totalement inutiles de Muybridge. Je me dis que j’aurais pu passer ma semaine sur autre chose, plus lisible, plus satisfaisant, mais qu’alors, au milieu de cette jungle, j’aurais peut-être raté quelque chose, cet indicible qui ne se révèle parfois que le livre reposé, enfoui sous tant d’autres.
Je n’avais pas ressenti cela depuis « Contre-Jour », de Thomas Pynchon, pavé monstrueux de 1200 pages et l’une de mes premières chroniques sur la Yozone. 14 ans plus tard, mon souvenir en est encore vivace, mais plus positif.
Je m’en vais donc poursuivre avec « Les Ancêtres », et s’il me convainc, « Les Divis » nouvellement paru. Pour atteindre là aussi plus de 1200 pages...

EDIT : « Vorrh » vient de sortir au format poche.


Titre : Vorrh (the Vorrh, 2015)
Série : Vorrh, tome 1/3
Auteur : Brian Catling
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Nathalie Mège
Couverture : Jeremy Schneider
Éditeur : Fleuve
Collection : Outrefleuve
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 475
Format (en cm) : 23 x 15,5 x 3,5
Dépôt légal : septembre 2019
ISBN : 9782265116610
Prix : 24,90 €
- Poche
Éditeur : Pocket
Collection : Outrefleuve
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 656
Dépôt légal : septembre 2022
ISBN : 9782266307406
Prix : 10 €



Nicolas Soffray
19 octobre 2022


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