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Bifrost n°107
La revue des mondes imaginaires
Revue, n°107, nouvelles - articles - entretien - critiques, juillet 2022, 184 pages, 11,90€

Pas de dossier dans ce numéro de « Bifrost Spécial Fictions », mais six nouvelles. Trois écrites par des femmes, trois par des hommes. Trois d’auteurs français et trois traduites de l’américain. Ce « Bifrost » est placé sous le signe de la parité.



Première escale : la plus longue nouvelle au sommaire et la plus marquante “Deux vérités, un mensonge” de Sarah Pinsker, quasi une inconnue par chez nous. La découverte n’en est que plus belle. L’étrange émission de télévision de l’oncle Bob revient à la mémoire de Stella. À présent adulte, elle comprend d’autant mieux la bizarrerie de ce qui s’y passait et les drôles d’histoires qu’il y contait en présence d’enfants jouant sur le plateau.
L’auteure prend le temps de développer son histoire pour mieux en dévoiler l’étrangeté. Pas de grands effets, mais une atmosphère bien rendue et entourée d’un voile de mystère. Ce texte fonctionne très bien, prenant rapidement les lecteurs dans ses mailles. Une réussite !

Dans “Après les âges sombres”, Jean-Marc Ligny fait du... Jean-Marc Ligny, c’est-à-dire qu’il ne surprend guère sur le fond, reprenant une terre malade de la folie des hommes comme toile de fond. Il y brosse le portrait d’un homme qui cultive son jardin à l’ombre d’immeubles menaçant de s’effondrer. Il n’a pas voulu partir avec le reste de la tribu, décidant qu’il finirait sa vie en ces lieux. En des temps difficiles, la déliquescence des bâtiments n’est pas le seul danger. Le contexte est bien décrit, ne manque bien sûr pas de provoquer l’inquiétude, ce qui est le but, mais la fin est un peu cousue de fil blanc.

Depuis une dizaine d’années, Ken Liu est décliné à toutes les sauces, traduit dans « Bifrost » comme dans « Galaxies », sans oublier les deux forts recueils qui lui sont consacrés au Bélial’ et les trois novellas en Une Heure-Lumière. Forcément, tout n’est pas du même acabit et certains textes sont moins stimulants que d’autres, tout en restant d’un bon niveau. “Les cinq éléments de l’esprit du cœur” fait partie de cette catégorie. Ultime espoir de survie pour Tyra, une naufragée de l’espace, atterrir sur une planète aux conditions acceptables. Contre toute attente, elle est habitée et elle est recueillie par les autochtones, des humains qui décident d’équilibrer les éléments de son corps. Les points de vues alternés entre Tyra et Fazen, celui qui l’a trouvée et la soigne, illustrent la différence de culture et surtout la dérive du genre humain vers un environnement aseptisé. Le développement est plaisant et la réflexion finale vraiment intéressante, mais ce n’est pas forcément un Ken Liu qui restera en mémoire.

Le pouvoir dans la France du futur décrite par Ketty Steward est détenu par quelques femmes qui restent dans l’ombre pour ne pas subir de pression. Elles ont remplacé les hommes, changé la société, prenant en quelque sorte leur revanche sur le genre masculin, mais ces quelques élues n’ont-elles pas tendance à profiter de leur pouvoir, ressemblant par là à ceux qu’elles ont évincés ? “Ombres” ne manque pas de force, apportant un éclairage salutaire au présent sous la loupe du futur imaginé. Une belle performance.

La première apparition de Ray Nayler (« Bifrost105 ») a été remarquée par le lectorat. Dans un registre différent, moins poignant, “Sarcophage” confirme son potentiel dans un thème classique mais non moins efficace : un homme obligé de se surpasser pour survivre sur une planète inhospitalière. Des combinaisons loin d’être à toute épreuve, des températures extrêmes, une mystérieuse présence... autant d’écueils jusqu’au relais de ravitaillement et la possibilité de gagner un sursis. Les exemples de la sorte sont nombreux, mais recèlent tous un côté fascinant, car ils illustrent la capacité de l’être humain à se dépasser, à espérer une issue favorable. Les codes sont respectés et l’auteur n’oublie pas d’y apporter sa touche. Un nom à suivre !

Avec “Encore cinq ans”, Audrey Pleynet nous met le nez dans le réchauffement climatique et ses conséquences. Et si on pouvait appuyer sur le bouton Pause et laisser l’environnement se remettre pour effacer les dérives humaines ? Vœu pieu, mais que l’auteure explore ici. Le postulat de départ ne manque pas de naïveté, que toute l’espèce humaine, même les riches vivant sûrement dans des bulles protégées, puisse être soumise à la volonté d’un homme a du mal à passer, mais ce qui importe surtout c’est l’après avec le pouvoir détenu par quelques-uns. Un pouvoir quasi divin, la planète devenant un sanctuaire, le patient à protéger de l’espèce qui la met à mal. La réflexion est intéressante, mais il faut accepter certaines facilités pour entrer dans le texte à la conclusion assez elliptique. Un sentiment final mitigé.

Comment ne pas remarquer la différence entre les textes français et étrangers, américains en l’occurrence, là où les premiers restent terre à terre avec l’extrapolation de notre quotidien politique et environnemental, les seconds nous envoient dans l’espace ou en territoire étrange. Comme deux manières d’aborder la SF, une traduisant un certain pessimisme et l’autre plus d’optimisme ? Une volonté d’alerter et l’autre de s’évader ? Une plus militante que l’autre ? Le charme de la science-fiction réside justement dans cette capacité à être plurielle en ne se cantonnant pas à une seule thématique. Ces fictions illustrent justement toute sa beauté.

Ce trimestre, Fabrice Chemla et Roland Lehoucq se demandent pourquoi la protomolécule de « The Expanse » brille dans le noir. C’est plein d’enseignements et lumineux comme à l’accoutumée.
Dans l’important volet critique, une place est faîte à l’entretien avec Gwennaël Gaffric, un des rares traducteurs du chinois à qui l’on doit la version française du « Problème à trois corps » de Liu Cixin, du « Magicien sur la passerelle » de Wu Ming-yi et d’« Encore plus loin que Pluton » de Huang Chong Kai.

Un numéro très plaisant de « Bifrost » faisant la part belle aux fictions, illustrations parfaites du large spectre de la science-fiction.


Titre : Bifrost
Numéro : 107
Rédacteur en chef : Olivier Girard
Couverture : Florence Magnin
Illustrations intérieures : Anouck Faure, Matthieu Ripoche, Florent Bossard, Franck Goon et Nicolas Fructus,
Traductions : Mélanie Fazi (Deux vérités, un mensonge) Pierre-Paul Durastanti (Les cinq éléments de l’esprit du cœur) et Henri-Luc Planchat (Sarcophage)
Type : revue
Genres : SF, études, critiques, nouvelles, entretien, etc.
Sites Internet : le numéro 107, la revue (Bifrost) et l’éditeur (Le Bélial’)
Dépôt légal : juillet 2022
ISBN : 9782381630519
Dimensions (en cm) : 15 x 21
Pages : 184
Prix : 11,90€



Pour contacter l’auteur de cet article :
francois.schnebelen[at]yozone.fr


François Schnebelen
18 août 2022


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