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Entretien avec Bruno Cathala
Auteur de « 1001 îles » chez Ludonaute, entre autres…
19 août 2022

Dans le monde du jeu de société francophone, le nom de Bruno Cathala résonne comme une douce mélodie aux oreilles des ludistes aguerris.
Cet auteur a offert à l’univers des jeux plus d’une centaine de pépites ludiques éditées à ce jour. Il paraît presque impossible que vous n’ayez pas croisé l’un de ses jeux au coin d’une table.
Nous avons voulu en savoir davantage sur l’homme autant que sur le créateur qui s’est prêté, malgré son emploi du temps chargé, à une interview de près de deux heures avec beaucoup d’humour et de gentillesse.



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Nous demandons à chaque auteur quelle a été la bascule qui l’a fait entrer dans le monde ludique. Pour ta part, tu dis être entré complètement dans le jeu lorsque ton travail t’a quitté.

En fait, j’étais déjà passionné de jeux et auteur au moment où j’ai été licencié. C’est une situation que j’ai subie. Même si je suis ravi du parcours que j’ai pu faire dans le monde des jeux de société et si je suis très heureux de la vie que je mène aujourd’hui, ça reste une blessure. Dix-huit ans plus tard, cela peut me réveiller la nuit. C’est de plus en plus rare mais…

Ton premier jeu édité date de 2002. La passion remonte à encore plus avant ou c’est une découverte du jeu tardive ?

Aussi loin que je me rappelle j’ai toujours joué. Mais j’ai rencontré le jeu de société contemporain lorsque j’avais une vingtaine d’années grâce à la revue Jeux et Stratégies. Avant j’aimais jouer, mais je connaissais essentiellement les jeux abstraits à deux joueurs comme le Go, Othello, les échecs bien évidemment. Cela a formaté une partie de mes neurones ce qui me donne peut-être plus de facilité pour concevoir des systèmes qui marchent mieux à deux. Ce n’est pas une volonté de ma part, je suis cortexé comme ça. Pour en revenir aux origines, je suis étudiant en IUT et des amis de mes parents m’offrent la revue Jeux et stratégies. Là, je découvre un univers dont je ne soupçonnais absolument pas l’existence.

J’achète mon 1er jeu par souscription grâce à mes petites économies d’étudiant, il s’agissait de « Fief ». J’ai pris une énorme claque. Ce jeu avait été publié car son auteur Philippe Mouchebeuf avait gagné un concours de créateur, le Pion d’Or Jeux et Stratégies qui est devenu ensuite le concours de Boulogne Billancourt. Et devant ce jeu formidable, je me suis promis à 20 ans que je créerai mon propre jeu, que je participerai à ce concours et que je serai publié. Je n’avais pas le début d’une idée mais l’envie était là. J’ai en fait découvert qu’il y avait des auteurs de jeu parce que je ne m’étais jamais posé la question avant. Les jeux on les trouvait, et voilà… Les échecs et consorts, on ne sait pas trop qui a inventé ça. Et puis les boîtes du type « Risk », « Monopoly », « Cluedo », pour moi ça faisait partie de grosses entreprises qui avaient des gens pour créer des jeux en interne. Et avec « Fief », je me dis qu’il y a des gens qui créent des jeux. À ce moment-là, cela s’impose à moi : je veux inventer des jeux.

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Mais alors comment as-tu sauté le pas ?

À cette époque, les années 1980, les noms des auteurs n’étaient pas forcément écrits sur les boîtes.
En lisant Jeux et Stratégies, j’ai commencé à entendre parler de Bruno Faidutti, de Serge Laget, de Philippe Despallières car il y avait eu « Armada », le « Gang des tractions avant » et puis toute l’équipe des éditions Ludodélire. Je me suis alors nourri de tout ce que je pouvais trouver qui touchait au jeu de société en parallèle d’une vie déjà très remplie puisque j’ai joué au rugby avec deux entraînements par semaine plus le match le dimanche et ce jusqu’à 35 ans, je me suis mis en couple, j’ai eu des enfants, j’ai progressé dans mon boulot.

Une vie déjà bien remplie et pourtant, je me suis mis à acheter des jeux de temps en temps, me lançant un peu comme une sorte de missionnaire ludique, celui qui va décortiquer les règles, les apprendre pour les faire découvrir à des gens qui en fait n’auraient jamais rencontré le jeu de société s’ils ne t’avaient pas croisé, voire même parfois aller pour eux acheter les jeux en boutique. J’ai fait ça pendant des années avec foi et passion parce que j’aime le jeu et que cela engendre du lien social. En fait, c’est un prétexte pour passer du temps avec des gens soit à l’aide de que l’on découvre, soit de jeux que l’on aime déjà. Et c’est ce contact qui me plaît par-dessus tout dans les jeux.

Cela rejoint ce que tu appelles dans le jeu lorsque tu parles de la création : l’expérience ludique

Exactement. Il n’y a d’ailleurs que ça qui compte, tout le reste c’est du bla bla. On veut absolument faire entrer des choses dans des cases, décortiquer les choses. Les mécanismes, la thématique, le matériel c’est très important, mais ne s’attacher qu’à ça c’est passer à côté de l’essentiel : qu’est-ce que je vis moi quand je joue ?

Evidemment les trois éléments que j’ai cités sont constitutifs du jeu, ils sont indispensables pour créer l’expérience, mais ce sont des outils. Et c’est toute la différence entre un jeu qui fonctionne et un excellent jeu. Le premier n’a pas de failles, il est mécaniquement efficace, les règles sont claires, tu joues avec un début, un milieu et une fin. Mais au final, il faut se demander si tout cela t’a fait vibrer, si tu as envie d’y rejouer. Et bien pas forcément.

Alors attention, je ne dis pas que tous mes jeux échappent à ces travers, qu’ils sont tous parfaits, mais quand je les conçois et que je les présente, j’ai le sentiment qu’ils fournissent cette expérience ludique.
Mon seul guide, mon unique moteur lorsque j’invente des jeux c’est déjà que j’aie envie d’y jouer et d’y rejouer. Car si, personnellement, je n’ai pas envie de passer à la partie d’après, et encore à une suivante, et encore à une autre, je me dis pourquoi est-ce que j’irais barber un éditeur avec ça ?

Il ne faut plus faire des jeux qui soient juste sympas à jouer. C’est d’autant plus inutile que la proposition de jeux est pléthorique et j’estime qu’il faut être de plus en plus exigeant sur la qualité. Il faut se demander si ce que je vis comme expérience va m’emporter suffisamment pour justifier que quelqu’un d’autre investisse dans ce produit-là par rapport à ceux qui sont déjà sur les étagères.

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Cela amène à la question du jeu comme produit culturel. Quelle est ta position sur le sujet ?

Je pense que le jeu est déjà un produit culturel en soi, mais je n’en fais pas personnellement un cheval de bataille. Il y a des gens qui feront cela mieux que moi. Modestement, je ne m’interroge pas sur ce qu’est la culture, si je suis moi-même un artiste. Je fais ce que j’ai dans les tripes. Je ne fais pas des jeux pour gagner ma vie, mais il se trouve que je gagne ma vie en faisant des jeux et c’est très différent. Même si mes premiers jeux n’avaient pas commercialement fonctionné, j’aurais tout de même continué à créer. Peut-être que cela serait resté consacré à un cercle restreint, mais ce qui importait c’était de m’exprimer au travers de ma création. Le jeu est pour moi un moyen d’expression et c’est en cela que je le rattache à la dimension culturelle, de la même façon que je pourrais écrire une chanson qui serait peut-être déplorable, qui véhiculerait un message aussi pauvre soit-il, mais qui resterait une volonté de communiquer quelque chose. Dans ma création, il y a cette volonté de partager, de communiquer quelque chose, parfois une part d’intime. Et surtout de transmettre quelque chose.

Sur ce point, il faut prendre en compte mon parcours personnel. Je suis issu d’un milieu d’enseignants. Mes parents, grands-parents, oncles et tantes sont enseignants. L’enseignement et la transmission sont des choses que je connais depuis l’enfance d’autant qu’on habitait à l’école, et que je voyais mes parents préparer la classe à partir d’exercices… ludiques. Ce parcours familial m’aura clairement beaucoup imprégné.

À mes 20 ans, mon rêve c’était de devenir auteur de BD. J’ai encore des planches à la maison des scénarios… Je joue aussi de la musique, j’ai d’ailleurs composé. J’ai fait du théâtre amateur. J’ai cherché ma voie et par goût j’ai cherché tout un tas de moyens de générer de l’expression. Si j’avais eu un écho en BD, je me serais lancé sur la BD de la même façon que je continue à aimer jouer de la guitare sans avoir poussé sur cette voie-là. Pour moi c’est vraiment un tout, et le jeu s’inscrit de la même manière dans une démarche culturelle.

Mais tes premiers essais vers les éditeurs, c’est quand ?

Comme je l’ai dit, l’envie de créer un jeu était là depuis les années 80. Mais le passage à l’acte, créer un prototype, je me souviens exactement de la date : le 1er novembre 1999. La situation est la suivante. Je viens de me séparer très peu de temps avant et je commence à vivre la garde alternée. Ce week-end là, je n’ai pas les enfants. De plus, je me suis pété le genou quelques temps avant, donc le rugby c’est terminé. Et tous mes amis sont en famille pour ce week-end de la Toussaint. Résultat, je me retrouve seul chez moi et là, il faut absolument remplir ce vide. Mon envie chevillée au corps de faire un jeu émerge alors. C’est maintenant que cela doit se passer.

Le samedi, je descends acheter une bibliothèque de cliparts en CD-Rom (chose qui n’existe plus aujourd’hui) et je commence à chercher des images pour créer mon premier jeu. C’est là que je commence à travailler sur mon 1er prototype. Ensuite, « j’ai le cul bordé de nouilles ».

Je me suis lancé sans rien connaître de la conception de jeu et sans connaître personne dans ce milieu. J’ai eu la chance que mon 1er prototype soit fonctionnel en l’espace de 15 jours. Je veux dire que je le joue avec des potes à la maison et on s’éclate comme des fous. Alors je me dis qu’il faut que je tente de trouver un éditeur. Ne connaissant pas le monde de l’édition, j’imaginais que le gros éditeur de l’époque qui était Jeux Descartes ne répondrait jamais à un gars de la montagne comme moi, et que ma lettre finirait à la poubelle. J’avais donc repéré un éditeur dans Casus Belli qui s’appelait Made in Cheese et qui venait de sortir à la fois un jeu de rôle sur Lyonesse, l’univers de Jack Vance et un tout petit jeu de cartes dans le même format de ce que j’étais en train de faire, c’est-à-dire 110 cartes, qui s’appelait « Dirty Christmas ». Je me suis dit : Made in Cheese, ils sont suisses, c’est un éditeur qui vient de se monter, je vais y aller au flan. Je me débrouille pour trouver leurs coordonnées dans un annuaire suisse, à Genève, à 25 kms de chez moi. Je les appelle pour leur demander s’ils sont prêts à des collaborations externes. Le gars commence à me tutoyer au téléphone et 3 semaines après avoir travaillé mon prototype, il me dit : « Tu fais quoi demain soir ? Viens jouer avec nous. »

Je me rends à ce rendez-vous. Ils étaient 2 et je leur présente mon projet. On sympathise, ils sont emballés par le projet et me disent que le prochain jeu qu’ils vont faire c’est celui-là. Autant dire qu’à cet instant c’est génial, je suis le roi du monde et je me dis que finalement c’est facile. Mais ils m’annoncent un besoin de délais pour la sortie. Ils sont à sec en ce moment, ils viennent de payer la licence Jack Vance, cela représente pas mal de pognon et ils veulent attendre que les ventes génèrent l’argent nécessaire. Ils m’assurent que le prochain jeu qu’ils vont éditer, c’est le mien. En attendant, je dois les accompagner sur les conventions pour présenter mon jeu. Il s’agissait de conventions de rôlistes et mon jeu n’avait pas grand’chose à voir avec cet univers. Mais les présentations plaisaient, les gens étaient emballés et pendant un an j’ai fait progresser mon prototype. Et puis, l’histoire qui était belle est devenue compliquée. Il n’y avait que deux associés, j’avais leurs téléphones personnels, leurs mails personnels et du jour au lendemain la seule réponse que j’avais était : « Il n’y a pas d’abonné au numéro que vous avez demandé ».

Pour moi, c’est la panique. Je n’avais pas signé de contrat et ils avaient toutes mes sources informatiques en leur possession. Je me déplace à Genève, à leur petite imprimerie car c’était leur vrai métier, et là, j’arrive sur les lieux où tout était sous scellés. Je me dis qu’il a dû se passer un truc (riant). Mais surtout, les gars ont disparu dans la nature et rien ne les empêche de se dire qu’ils vont faire le jeu sous un autre nom. J’ai flippé, mais j’ai pensé que tant pis, perdu pour perdu, je vais tenter autre chose. Je prends ma plus belle plume et j’écris à Bruno Faidutti. J’étais fan de cet auteur que je ne connaissais que de nom puisqu’il s’occupait du site La Ludothèque idéale. J’étais fan de son jeu très connu « Citadelles », mais aussi de « La vallée des mammouths ». J’envoie un mail où je lui raconte mon histoire en trois mots et je lui propose de s’engager avec moi sur le projet en lui disant carrément qu’ainsi il bénéficie d’un travail qui est très largement avancé, que je bénéficie de son réseau et donc, si ça lui, dit on le fait ensemble. Une heure plus tard, je reçois un mail très laconique : « Envoie-moi ton prototype à telle adresse. 1, ça ne me plaît pas et je te le renvoies ; 2, ça me plaît, j’ai envie d’y mettre ma touche personnelle et si on trouve un éditeur, on fait 50/50 ; 3, j’estime que le jeu est nickel comme ça, je t’aide à trouver un éditeur et si ça marche tu me donnes 10 boîtes du jeu quand il sort. »

Je me dis que c’est cool des gens comme ça et qu’est-ce que je risque ? Je lui envoie mon proto deux semaines plus tard. Il me renvoie un mail : « On a joué avec des potes, c’est super, je ferai chier Descartes jusqu’à ce qu’ils le fassent. »

C’est comme ça que je signe mon 1er contrat. Merci Bruno !

Ainsi, ma démarche éditoriale et ma rencontre avec des éditeurs a été à la fois spéciale et facile. Bruno m’a ensuite invité à ses Ludopathiques et là, tout d’un coup, tu rencontres toute la profession, ou l’essentiel de la profession francophone. Par la suite, il m’a piloté sur la salon d’Essen où je l’ai accompagné. Il m’a fait rencontrer tous les éditeurs européens, voire même américains, et en l’espace de quelques mois j’ai connu tout le monde grâce à une personne qui a bien voulu et me servir de guide et de mentor. Je lui en serai éternellement reconnaissant.

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Et il t’a permis de rencontrer Serge Laget ?

Exactement. Je croise le chemin de Serge Laget le jour où je signe physiquement mon contrat chez Jeux Descartes. Je rencontre aussi Thierry Gislette, le patron de la boutique Descartes de Lyon qui maintenant est un copain, Christian Martinez, auteur de jeux, qui maintenant est mon beau-frère. Serge, lui, est devenu le grand frère que j’aurais aimé avoir. C’est aussi ces relations que l’on a dans le monde ludique, quand on travaille dans ce domaine c’est vraiment par affinités, pas seulement pour faire des jeux.

Tu as découvert que le monde du jeu que tu voyais de l’extérieur comme étant de grosses machines, est à taille plus humaine que tu ne le pensais ?

Moi qui venais de l’industrie, j’ai même vu que c’était un monde qui n’était pas du tout professionnel. Le monde de l’édition chez certains c’était du Guignol, mais je dis ça affectueusement. C’est un univers de passionnés où chacun fait du mieux qu’il peut. Le professionnalisme là-dedans, bien qu’aujourd’hui ça ait bien changé tout de même, ça reste léger, en particulier sur les aspects comptables. En même temps, c’est ce qui fait le charme du monde ludique. Quand je dis ça, je ne suis pas critique. Moi ça me va très bien de travailler avec des gens qui œuvrent plus avec leur cœur qu’en essayant de ne faire que de l’argent, même si gagner des sous ce n’est pas sale.

Tout cela risque de changer, non ? On sent bien la professionnalisation des choses, on sent bien qu’une croissance à deux chiffres va attirer des personnes et certains vont sentir le vent du boulet s’ils sont comptablement un peu fragiles.

Bien sûr. Mais ça a toujours été le cas. Si comptablement tu ne tiens pas la route, ta société ne tiendra pas longtemps. Lorsque tu ouvres un hôtel, un restaurant, c’est la même chose. Après c’est un monde dans lequel il y a des éditeurs à deux vitesses. On peut faire le parallèle avec le cinéma. D’un côté, tu as les grosses machines à produire des blockbusters, et puis de l’autre, tu as du cinéma d’auteur. Les deux ne cohabitent pas si mal que ça, avec leurs joies et leurs peines, mais les objectifs et les enjeux ne sont pas les mêmes. Je pense que dans le jeu de société on n’est pas loin de ça aujourd’hui.

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Est-ce que tu penses que tu es dans cette vision que l’on a connu dans le livre, la BD, avec un phénomène de surproduction où il y a une évolution par rapport au marché, et on se demande si cela va se réguler. Parce qu’il y a un discours sur le fait de produire moins de jeux. En fait on se demandait si le delta de joueurs augmentait dans les mêmes proportions que la création exponentielle de jeux.

Je n’ai pas la réponse à cette question parce que je ne dispose pas de chiffres. Ce que je peux dire du point de vue du créateur, c’est que je ne vois pas comment on peut se réguler. Comment interdire à quelqu’un de créer et de croire suffisamment à sa création pour tenter de la partager. Cette régulation-là n’existe pas. Ce qui va se passer, c’est que les joueurs, à un moment, vont adhérer ou pas aux projets. C’est là où nous devons nous remettre en cause, pas pour faire moins, mais pour faire mieux. C’est un vœu pieu évidemment. Je n’ai pas la prétention de savoir ce que c’est que faire mieux. Si je le savais, je ne ferai que des hits, mais c’est quelque chose que je garde en tête et que j’essaye de conserver. Je tente de maintenir un niveau d’exigence par rapport à moi-même.

Bien sûr il y a tout la machine commerciale, marketing, communication, qui peut permettre de mettre le curseur ou un coup de flash sur une sortie, de la même façon que tu vas avoir une bande annonce de films et que les acteurs vont faire la promo. Mais cela s’éteint très vite. Pour que le jeu ait une vraie chance, il faut qu’il impacte les joueurs immédiatement à sa sortie, la clé est là. C’est là-dessus qu’il faut rester vigilants et ne pas conserver des prototypes que l’on aime bien mais qui n’impactent pas suffisamment. Pour la première fois depuis que je travaille, cela m’est arrivé récemment sur deux projets de me dire qu’ils me plaisent, que je passe du temps avec mes potes sur ces jeux là, mais qu’ils ne sauront pas marquer une différence nette avec la production existante, donc je ne les présente pas.

Toi qui dois être l’homme à la ludographie la plus importante de France, as-tu la possibilité de choisir de travailler avec tel.le ou tel.le illustrateur.trice ?

Pour la première partie de la question, je pense que Bruno Faidutti a fait bien plus de jeux que moi. Sinon, oui, depuis longtemps j’accorde une grande importance à l’illustration parce que comme je vous expliquais tout à l’heure, mon rêve c’était la BD. Donc, l’aspect graphique de mon jeu est très important. La charte graphique est essentielle puisque c’est ce qui va me représenter aux yeux de ceux qui vont me découvrir. L’adéquation entre ce que j’ai voulu raconter et ce à quoi cela ressemble est pour moi fondamentale. Il est vrai qu’habituellement, l’auteur n’est pas vraiment partie prenante dans ce domaine-là. C’est l’apanage de l’éditeur.

Moi j’ai la chance depuis pratiquement le début de pouvoir m’impliquer sur ces sujets-là. Ce n’est pas moi qui choisis l’illustrateur mais il m’arrive fréquemment de suggérer des choses et de commencer des protos avec en vue un illustrateur. Au final, c’est l’éditeur qui paye, c’est aussi son image qui est en jeu. Il a donc le final cut là-dessus. Mais j’aime privilégier les éditeurs qui me laissent travailler sur le sujet. J’ai par exemple pu amener Camille Chaussy, Cyril Bouquet, avec Pierô, on a commencé ensemble.

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Y a-t-il un.e illustrateur.trice avec qui tu n’as pas encore travaillé mais tu aimerais ?

Cela ne me vient pas spontanément. Il faut que ce soit en adéquation avec le projet en cours en fait. Mais par exemple, j’aimerais bien travailler un jour avec Christel Espié. Je suis ce qu’elle fait depuis longtemps et je sais qu’elle a un style qui irait bien avec certaines choses que je fais.

Tes origines de joueur se trouve dans le jeu abstrait. Pars-tu sur une thématique ou un système de jeu ou pour toi c’est un ensemble qui se dessine ?

Il y a trois points d’entrées dans le jeu. La mécanique, la thématique, et le matériel.
King domino est un jeu que j’ai fait car je voulais trouver une règle qui me fasse triper pour que les dominos ne soient pas juste chiants. Que pourrait-on faire de cool avec les dominos ? Je n’avais ni la thématique ni comment on allait le faire. Un auteur comme Roberto Fraga par exemple va beaucoup plus souvent entrer par le matériel parce qu’il a sans doute une fibre de bricoleur, peut-être. Pour ma part, je me demande ce qui va pouvoir matcher. Tiens, telle idée de mécanique pourrait servir de support à tel type d’histoire et puis avec quel type de matériel ça pourrait être mis en œuvre. Quand j’ai ces idées bien calées en tête, j’essaye tout de suite quelque chose. Et si dès le départ la mayonnaise prend, le côté mécanique s’efface petit à petit par rapport à ce qu’on est en train de raconter comme histoire.

On parlait tout à l’heure de narration. J’estime qu’il ne faut pas confondre narration et narration. Pour moi, un jeu narratif n’est pas un jeu sur lequel je lis du texte. Ça, j’estime que c’est de la fainéantise narrative. Un jeu narratif, c’est, lorsque j’ai terminé la partie, j’ai envie de la raconter parce que j’ai vécu quelque chose. Ça c’est un jeu narratif et ça n’a rien à voir avec le fait de lire du texte. Dans les jeux à textes, c’est souvent très agaçant d’avoir à relire les mêmes cartes lorsque tu refais une partie. Très vite, tu te dis que la carte fait ça et puis basta… C’est pour cela que je tente de trouver la bonne recette qui créera la bonne émulsion des différents ingrédients, car c’est cela qui contribue à cette fameuse expérience ludique.

Et pourtant tu passes dernièrement à « Insert » ?

Oui, « Insert » est un jeu abstrait. Pourquoi faudrait-il forcément raconter toujours quelque chose si ce n’est pas nécessaire, si cela ne sert pas le propos. Il faut savoir assumer que c’est un jeu abstrait. Et le jeu abstrait ça n’est pas mal. Au contraire, pour moi c’est même une sorte de graal. Un jeu purement abstrait c’est forcément un jeu dont les règles tiennent en 3 lignes et ça veut dire que tu vas à l’épure, tu ne peux plus rien enlever. Et en terme de game design, c’est quelque chose que j’ai toujours cherché à faire depuis le début, mais que j’ai réussi rarement. J’ai déjà créé « Kamon », et « Insert » est ce que je considère comme le jeu le plus abouti de tout ce que j’ai fait.

Sur toute ta ludographie ?

Oui. C’est le jeu dont je suis le plus fier, bien sûr par ce que c’est mon graal, mais surtout aujourd’hui j’en ai fait 2000 parties et je continue à y jouer. Et chaque fois que je joue, je suis fasciné par ce qu’il se passe, par ce que je vis. Et en termes d’expérience ludique, je vis dans ma tête quelque chose qui est presque magique. Quand je joue, j’oublie complètement que j’en suis l’auteur, je le pratique vraiment en tant que joueur. Et pourtant ce n’est certainement celui sur lequel j’aurai le plus gros succès commercial, on est très clair là-dessus. Mais ce n’est pas mon propos.

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Tu te dis Bruno des montagnes, mais nous trouvons quand même qu’il y a beaucoup de l’homme des sables avec « Five Tribes », « Sobek », « Cléopâtre et la société des Architectes »…

Je suis un animal un peu bizarre parce que depuis 1986, la fin de mes études, j’habite à la montagne, en Haute Savoie, là où j’ai trouvé du travail. Aujourd’hui, je n’imagine pas tellement bouger de là. Mais je suis aussi très attaché à mes racines bretonnes. Ma mère est Lorientaise et depuis que je suis enfant je vais systématiquement y passer mon été. C’est le regroupement familial où toute notre famille converge. Mon fils s’appelle Maël, le fils de ma sœur s’appelle Ewen mes cousins s’appellent Yann, Loïc… et ces racines-là veulent dire quelque chose. Puis je m’appelle Cathala et donc de l’autre côté du côté de mon père, c’est Carcassonne. À un moment donné, je me sens de partout.

Tu as dit tout à l’heure que tu jouais au rugby. Que penses-tu de l’équipe de France actuelle ?

Ils m’ont fait plaisir cette année. Pas parce qu’ils ont gagné, c’est la cerise sur le gâteau, mais surtout on retrouve une équipe qui a envie, une équipe qui envoie du jeu et qui mouille le maillot. Et ces valeurs-là sont importantes, plus que la victoire en elle-même. Ils jouent ensemble. On voit le bonheur qu’ils ont d’être ensemble. Une autre équipe qui m’a fait plaisir, même si elle a fini dernière, c’est l’Italie parce que les italiens avec leurs moyens ils font des choses. Ils ont un joli jeu même si ce n’est pas un jeu qui gagne.

Et le vélo, ça date de quand alors ?

Ça a toujours été là. Mais aujourd’hui, je suis très abîmé, j’ai un genou en attente d’une prothèse et une hernie discale. J’ai bien morflé au rugby et j’ai eu un gros accident sur la route à vélo. Aujourd’hui par exemple, je ne peux plus courir. Donc, le sport porté, comme le vélo, c’est possible. J’adorais le tennis, le squash, tout ça. Mais c’est terminé.

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On se demandait si c’était Monsieur Phal qui t’avait poussé vers le vélo parce qu’il a l’air d’être très amateur du genre.

Absolument pas. On s’est rejoint en parallèle sur cette passion. J’ai commencé à faire du vélo en club quand j’avais 16 ans. J’ai fait quelques courses en cyclo sportive. Je suis passionné du Tour de France. J’ai toujours fait entre 1500 et 2500 kms par an depuis tout ce temps en parallèle du rugby. Et aujourd’hui que je n’ai plus que ça, je bouffe des kilomètres. En 2021, j’ai parcouru 7300 kilomètres. Et depuis le 1er janvier j’en suis déjà à 3000. C’est simple, dès qu’il fait beau, je vais rouler.

Et le vélo électrique, tu en penses quoi ?

Il y a deux ans et demi, avant le 1er confinement de 2020, j’ai eu un problème de santé, j’ai fait une embolie pulmonaire qui a failli très mal se terminer et derrière il a été très difficile de se remettre et de refaire du sport, donc je me suis acheté un vrai vélo de route électrique. C’est ce qui m’a permis de faire du vélo avec des copains sans être à l’agonie, de la montagne, des cols... Et grâce à une alimentation plus équilibrée, coaché par ma compagne, j’ai perdu 17 kgs, tout ça grâce au travail cardio sur le vélo. Quand tu es très haut en cardio, ton corps consomme des sucres rapides, mais quand tu fais 2h d’exercices à 110 battements, tu consommes les sucres lents. Donc quand tu te démènes comme un fou tu ne brûles pas tes graisses, alors que travailler longtemps à basse fréquence c’est la clé pour perdre du poids.

Plutôt Giant ou plutôt Lapierre ?

Je suis « Specialized ». D’ailleurs, je vends mon vélo électrique. Car je me suis tellement bien remis que je n’en ai plus besoin. Aujourd’hui je suis capable de me taper les cols avec mon vélo de route classique.

Pour en revenir sur les jeux, les jeux abstraits sont basés sur des casse têtes, des combinatoires, des mathématiques. Où est le côté amusant finalement dans tout ça ?

Chacun trouve son plaisir là où il peut. Personnellement, dans mes études de maths je n’ai pas souffert parce que j’ai trouvé les maths ludiques. Je vais essayer de trouver la clé, le truc et tenter de décortiquer ce qu’il y a à l’intérieur du problème posé. Dans un jeu quand il y a un aspect mathématique fort cela crée une attraction pour moi. Ce n’est pas un frein chez un certain nombre de joueurs, au contraire, c’est une source de plaisir. Pour d’autres, cela sera une souffrance.

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Réfléchis-tu à cette problématique pour tes jeux afin qu’ils touchent le grand public, qu’ils embarquent le plus de monde possible, ou bien restes-tu sur ta mécanique et on verra ce que ça donne ?

Ce n’est pas ma préoccupation en amont de m’occuper de savoir à qui mon jeu s’adresse. De toute façon je le design d’abord pour moi, puis je regarde à qui cela peut s’adresser en dehors de moi. Comme je suis un joueur au spectre très large, je n’ai pas vraiment de chapelle, je peux prendre mon plaisir dans un jeu à forte réflexion ou bien dans un autre où il faut tourner autour de la table. Dans chaque catégorie de jeu, certains me plaisent et d’autres pas. Lorsque je contacte un éditeur, il va me dire si le jeu a un peu trop le cul entre deux chaises, si on ne peut pas le ramener d’un côté du spectre ou de l’autre. Pour moi, un auteur c’est quelqu’un qui trace un chemin, surtout pas qui se préoccupe de savoir où est le chemin. C’est ce que je tente de faire.

Tu dessines au fil de tes jeux une sorte de ligne éditoriale personnelle, mais tu publies chez différents éditeurs.

Si j’étais chez un seul éditeur, je n’aurais pas 7 ou 8 jeux qui sortiraient par an et je serais très frustré parce que des créations, j’en conçois plus que ça. Ce sont des histoires de rencontres entre personnes qui ont envie de porter le même projet. Pour moi une rencontre avec un éditeur ce n’est pas est-ce que tu as envie de publier mon jeu, c’est est-ce que l’on a envie d’aller au même endroit ensemble. C’est une aventure avec des déceptions, mais il faut qu’à la fin l’on soit content du chemin parcouru ensemble. Je vis ma relation éditoriale de cette façon-là.

Y a-t-il encore un éditeur qui te fait rêver aujourd’hui ?

Oui, il y a des gens avec lesquels je n’ai encore jamais travaillé comme Libellud. À l’époque, je connaissais le fondateur Régis Bonnessée. J’ai été assez admiratif de son parcours. Les équipes qui sont là-bas et que je ne connais malheureusement pas bien, font un travail manifestement remarquable et quand je vois la qualité de leur ligne éditoriale et de leurs jeux, je serais très content d’avoir l’opportunité de travailler avec eux. Dans un tout autre style, il y a les Jeux Opla, un éditeur droit dans ses bottes. Je me sens concerné par les problématiques écologiques et éthiques qu’ils défendent, sans être aussi proactif qu’eux.

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Ils ont une volonté de conserver un catalogue permanent, de fabriquer en France, d’avoir un regard sur l’empreinte carbone… Il y a une forte intégrité.

Ils sont sur Lyon, on se connaît, on reste en lien amical. Un jour ou l’autre, j’aimerais avoir un projet suffisamment solide et cohérent par rapport à ce qu’ils ont envie de faire afin de leur proposer. Cela me plairait beaucoup.

Profitons-en pour en revenir aux prototypes de tes jeux. Tu parlais de Roberto Fraga qui était bricoleur. Toi, tu bosses sur ton proto pour qu’il soit rapidement jouable, c’est bien cela ?

J’ai horreur de fabriquer un proto. Je n’aime pas faire les choses deux fois et je n’aime pas bricoler. Cela vient de mon ancien métier dans l’industrie. Comme les expériences coutaient très chers, on nous a appris à pousser la réflexion le plus longtemps possible par rapport aux données de la science que l’on connaît pour ne pas faire des expériences seulement pour se réconforter. Je procède de la même façon. Tant que je vois des choses qui ne sont pas claires dans le jeu, qui peuvent générer des choses que je n’aime pas, je fais évoluer la modélisation dans ma tête jusqu’à ce que ce soit suffisamment limpide. Cela me permet de faire un premier prototype en sachant où je vais, ce qui ne m’empêche pas de le faire évoluer, mais en général la première partie va aller au bout. Après il y aura forcément des ajustements et des réglages. Mais le prototype doit déjà donner une direction forte, sans pour autant y passer trop de temps.

Il ne faut pas se tromper de métier. Je ne suis pas graphiste, ni illustrateur. Certes, aujourd’hui, avec les moyens graphiques disponibles, je pourrais passer des dizaines d’heures à concevoir un truc chiadé, mais ce serait ridicule puisque l’éditeur refera tout. Et toutes les heures que je passe sur cela, je ne suis pas en train de les passer à soigner le moteur du jeu. Mon job, c’est que le moteur soit nickel et le rendre attractif.

En revanche, ce qui est essentiel, c’est la lisibilité des informations. La prise de décision doit être simplifiée pour être la plus rapide possible. La complexité du jeu ne doit pas être noyée dans des illustrations qui empêchent de voir ce qu’il se passe. Je suis très vigilant avec les éditeurs sur ce point. Tu peux avoir des jeux très complexes qui sont faciles à jouer parce que justement tout ce travail ergonomique a été fait, et des jeux très simples qui paraissent très complexes parce que l’ergonomie est mauvaise. Donc je réfléchis pour que le prototype ait déjà une bonne direction, une ligne claire.

C’est sans doute lié à ton expérience de vendeur de jeu. Tu racontais qu’au bout de deux règles tu pouvais paumer 90% des gens.

Par nécessité, quand je me suis retrouvé à la rue, je ne pouvais vivre de mes royalties donc j’ai fait tout un tas d’activités autour du jeu, dont vendeur. La finalité n’était pas de vendre, mais de proposer à des gens d’avoir envie de revenir et cela a changé ma vision du jeu. Car ce qui me paraissait simple et évident était en fait, pour la majorité des gens, très complexe. Petit à petit, je me suis rendu compte que l’on pouvait « faire riche en restant très simple » et c’est une sorte de graal pour un auteur de jeu. Faire un jeu simple dont la profondeur est importante, c’est magique quand tu réussis ça.

Quel est le jeu qui te fait rêver, que tu aurais aimé créer ?

J’aurais adoré créer « Magic : The Gathering ». Pas du tout par rapport à l’aspect financier. Ce jeu-là est une merveille alors qu’il est complexe. Les règles ne sont pas simples, et sans ce jeu-là, je ne serais pas auteur.

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Tu as beaucoup pratiqué « Magic » ?

J’ai même fait des tournois. J’ai commencé avec la version bord noir en anglais car je peux jouer en anglais, mais les copains autour de moi qui étaient prêts à jouer avec moi voulaient du français. Pour tout dire, jusque-là j’avais envie de faire mon jeu mais je n’avais pas les outils dans ma tête. Et lorsque tu commences dans « Magic » à créer ton deck de cartes, c’est déjà du game design. Ce jeu a été une sorte de bac à sable de game designer sans que je m’en rende compte. Et ce n’est pas un hasard si mon premier jeu conçu en 1999 était un jeu de cartes avec des effets. Il n’avait rien à voir avec « Magic », mais impossible d’ignorer la forte influence du jeu de Richard Garfield. Il m’a débloqué la tête sur la façon de concevoir des choses. Sans ce jeu je ne sais pas si je serais auteur aujourd’hui.

Théo Rivière disait qu’il avait été arbitre de « Magic ».

Tout à fait. Serge Laget, Antoine Bauza... On a été peu de cette génération là à être passés au travers.

Pour les joueurs c’était le passage difficile à éviter.

Pour Roberto Fraga je ne suis pas sûr. Je ne pense pas cela ait été sa tasse de thé.

Il est plutôt orienté vers les plus petits.

Pas seulement. Regardez « Captain Sonar », c’est pour moi l’un de ses jeux majeurs. Et quand on parle d’expérience ludique, « Captain Sonar » est une expérience ludique énorme, je n’ai jamais vécu cela.

Pour le coup c’est narratif ?

Ah oui ! Là, la partie on peut la raconter, c’est phénoménal. Je me souviens avoir joué en temps réel et on était dans un film de sous-marins, à l’agonie dès le départ, à la limite de perdre et on a fait une manœuvre particulière avec notre sous-marin. À la victoire, on s’est levé en criant. On a eu la même réaction que dans un film. Nos adversaires étaient livides, ils étaient morts en fait quoi. Et moi je dis, Messieurs Fraga et Lemonnier, chapeau bas !

Tu as des coups de cœur comme ça que tu pourrais nous citer de différents auteurs ?

Récemment, mon coup de cœur qui n’est pas très original puisqu’il a gagné l’As d’Or Expert cette année, c’est « Dune Imperium ». Je suis allé à Cannes acheter l’extension et les figurines qui ne servent à rien sinon que j’ai envie de jouer avec. Super coup de cœur aussi pour « Blietzkrieg », un petit jeu à deux qui est aussi bon qu’il est mal édité. Par contre l’auteur, Paolo Mori, fait partie des grands. Je ne joue malheureusement pas assez aux jeux des autres. Les parties tests d mes propres jeux phagocytent l’essentiel de mon temps, au moins 80% de mon temps de jeu. Tiens, il y a aussi « Jekyll & Hyde ». Typiquement, j’aurais souhaité qu’il fasse partie des nommés à Cannes. Qu’on mette un jeu à deux en avant ç’aurait été bien.

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Justement, nous jouons beaucoup à 2 et de nombreux jeux de société n’ont pas la meilleure configuration à 2, à juste titre sans doute, d’autres oui… Et puis il y a les jeux exclusivement à 2. Tu en a créé quelques-uns et tu défends leur présence dans les prix. Te sens-tu porte-voix des jeux en duo ?

Je ne me sens porte-voix de rien du tout. Je fais ce que j’aime et ce à quoi je crois. Le jeu à 2 est dans mon ADN car c’est lié à mon parcours. Jeune, j’étais un joueur isolé. J’ai appris à jouer tout seul aux échecs en lisant beaucoup d’ouvrages sur la théorie des échecs. Ensuite, j’ai découvert d’autres jeux comme le « Go » ou « Othello » et là aussi j’ai apprécié la mécanique mathématique. Cela a structuré quelque chose dans ma tête et aujourd’hui, quand j’ai des envies qui naissent naturellement elles sont issues d’une sorte de formatage. Jamais je ne me dis que je vais faire un jeu à deux. J’ai simplement une envie de jeu et par la suite je me rends compte que c’est pour deux joueurs. D’ailleurs, les jeux que je conçois tout seul sont souvent des jeux à deux, alors qu’en co-autorat, ce sont des jeux à plusieurs.

En plus à deux joueurs j’ai des jolis projets à venir. Un chez Lumberjacks Studio, un roll and write qui va générer un jeu d’affrontement sur plateau. Je pense que c’est relativement original. C’est avec Corentin Lebrat, et illustré par Vincent Dutrait.
Et le « Splendor Duel » avec Marc André qui va bientôt sortir chez les Space Cowboys.

Tu parlais de transmission aux autres. Que penses-tu de la démocratisation et du développement du jeu en milieu scolaire ? Même le ministère y consacre un programme. Et Serge Laget fait des conférences. Qu’est-ce que tu en penses et as-tu déjà été sollicité ?

Je vais revenir à mon enfance en tant que fils d’enseignants. Ma mère avait les enfants de 3 ans jusqu’au CP et mon père ceux du CE1 au CM2. C’est en 6ème que j’ai eu l’impression d’aller à l’école. Ma mère préparait la classe et elle inventait tout le temps des gimmicks ludiques. Le jeu a toujours été utilisé comme un moyen pour faire passer des choses, pour que cela impacte l’esprit des enfants. L’adéquation entre le jeu et l’école est pour moi évidente.

Est-ce que le jeu doit être pédagogique ? C’est un autre aspect. Le jeu est pédagogique à condition que l’enseignant ait la capacité de l’utiliser comme tel. Il n’y a rien de pire qu’un jeu dit pédagogique acheté par des parents sans avoir le background derrière. Si les enseignants savent pourquoi ils ont choisi tel jeu, ce qu’ils font avec et pourquoi ils le font par rapport à des valeurs et des restitutions aux enfants, ça oui ! Mais si on fait jouer des enfants en classe sans rien de plus, pour moi, ça ne sert à rien. C’est passer du bon temps mais ce n’est pas un vrai projet pédagogique.

Je pense que Serge Laget est sur cette ligne-là. Bruno Faidutti est sur une autre ligne. Avec Serge, on est proche là-dessus. Il faut absolument quelqu’un capable de rectifier le tir en cours de séance si cela ne part pas dans le bon sens.

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Serge Laget met une différence entre le jeu pédagogique et le jeu de société pur. Il alertait les enseignants sur l’habillage ludique qui peut avoir son utilité en soi, et faisait une différence avec l’utilisation du jeu de société existant mais de bien les choisir pour savoir quel était l’objectif derrière. Savoir si on allait sur des mathématiques, de l’expression écrite, orale, etc…

Je suis tout à fait sur cette voie-là. Surtout pas mettre des boîtes de jeu devant les gamins et démerdez-vous. Ce n’est surtout pas ça. L’école n’est pas le lieu pour cela. Et certaines personnes confondent tout. Tu vois vite les enfants qui jouent régulièrement chez eux, tu vois aussi la vitesse à laquelle ils avancent sur beaucoup de domaines. Donc le jeu est utile pour la réflexion.

On voit parfois des parents joueurs qui entraînent très vite leurs enfants dans l’univers du jeu.

Je suis en désaccord avec certains parents joueurs qui veulent faire de leurs enfants des petits génies du jeu et qui les font jouer à des jeux qui ne sont pas de leur âge. Ils sont sans doute capables de jouer, d’appliquer les mécaniques, mais est-ce qu’ils n’ont pas un peu le temps d’y aller ? Après plus rien ne les étonne parce qu’ils ont fait tout trop vite. Laissez-leur faire des jeux de leur âge.

C’est peut-être l’occasion de leur présenter « 1001 îles », un jeu familial qui vient de sortir chez Ludonaute. Il s’agit d’une rethématisation du jeu du « Petit Prince » que tu as créé avec Antoine Bauza. Est-ce Ludonaute qui vous en a soufflé l’idée ?

« Le Petit Prince » est un jeu qui nous tient particulièrement à cœur, aussi bien pour notre éditeur que pour nous, et avec lequel on a eu un vrai succès. Le jeu marchait très bien, mais le contrat concernant l’utilisation de la licence Petit Prince est arrivé à sa fin, et il n’a pas été possible de le prolonger. Nous avons donc réfléchi à quelle autre histoire on pouvait raconter, tout en conservant la mécanique qui fait le sel et la tension du jeu initial. « Le Petit Prince » était une belle adaptation d’un livre. On a donc cherché quel autre livre on pourrait raconter de la sorte. C’est ainsi qu’on en est arrivé aux « Contes des 1001 nuits », avec les descendants de Sinbad.

Les mécaniques sont-elles identiques entre les 2 jeux ou en avez-vous profité pour les modifier ?

Les mécaniques globales restent inchangées, mais on a fait quelques adaptations au niveau des scorings, afin de faciliter la prise en main par les joueurs et leur donner un guide dès le choix des premières tuiles.

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Derrière son nouveau design graphique enfantin se cache un jeu assez taquin. Lors de la conception, même initiale, celle du « Petit Prince », le destiniez-vous uniquement aux enfants ? Comment l’avez-vous réfléchi pour qu’il présente un intérêt pour différents types de joueurs ?

Je ne me pose jamais la question du public cible. Lorsque je travaille sur un jeu, je le fais avant tout pour moi-même. J’ai besoin d’y trouver du plaisir, pour y jouer encore et encore. Ensuite, au final, en fonction de l’accessibilité du système de règle, il est temps de définir à quel public le jeu s’adresse. C’est ainsi que « 1001 îles » / « Le Petit Prince » est un jeu très accessible, qui permet de faire jouer enfants, parents et grands-parents autour d’une même table, mais effectivement avec pas mal de taquineries dedans… parce que c’est ça que j’aime avant tout.

Le jeu à 2 joueurs est différent du multijoueurs. Pourquoi considériez-vous que « 1001 îles » devait avoir un mode « Duel » spécifique ?

C’est très simple : essayez de jouer à 2 en conservant exactement la règle pour 3 ou 4 joueurs, et vous verrez que le jeu est alors absolument sans intérêt. Du coup, il fallait soit assumer un jeu pour 3 à 5 soit trouver une astuce pour que ce soit cool aussi à 2.

Estimes-tu que certains de tes autres jeux mériteraient de ressortir avec un nouveau thème et serais-tu prêt à y retravailler ?

Je ne sais pas si certains de mes autres jeux « méritent » une seconde vie, mais en tout cas il y en a quelques-uns sur lesquels j’aimerais beaucoup avoir l’opportunité de retravailler. Je pense tout particulièrement à « Du Balai ! » (qui avait gagné l’As d’Or), « Mundus Novus », « Chicago Poker », et forcément « Sans Foi Ni Loi » parce que c’était mon premier jeu et que je ne le referais plus tout à fait comme ça aujourd’hui.

Bruno Cathala, 20 ans de carrière ça se fête ?

Ce sera en effet en octobre 2022, date anniversaire de la sortie en boutique de mon premier jeu. Je ne sais pas honnêtement si je ferai quelque chose exprès. Ma fierté, c’est avant tout de durer. La tranche d’âge des joueurs est sur une fourchette entre 18 et 50 ans. Je me demande donc à partir de quel moment mes propres envies vont devenir has been. Cela m’interroge. En tout cas, je ne fêterai pas les prochains 20 ans parce que je serai liquide (rires).

Merci beaucoup Bruno.


À lire sur la Yozone :
- « 1001 îles », la chronique
- « 7 Wonders Duel », la chronique
- « Abyss : Conspiracy », la chronique


Illustrations © les éditeurs & tous droits réservés & Editions des Correspondances & Confidences d’artistes & jeuxstrategie.free.fr & paradoxetemporel.fr & Jeux viens à vous & Reich der Spiele


Michael Espinosa
Christelle Espinosa
18 août 2022



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