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Humanum in silico
Léo Dhayer (anthologiste)
Flatland, science-fiction, février 2022, 340 pages, 18 €

Il en est pour souligner leur importance (« Intelligence artificielle : La plus grande mutation de l’histoire » par Kai-Fu Lee), il en est pour expliquer qu’elles n’existent pas vraiment (« L’intelligence artificielle n’existe pas » de Luc Julia). Elles nous battent aux échecs, elles nous battent au jeu de go, elles démontrent de nouveaux théorèmes, elles nous dupent au téléphone. Le problème de Turing est plus que jamais d’actualité. Mais que peuvent nous réserver ces intelligences artificielles dans un futur proche ? C’est à cette question classique de la science-fiction, mais qui concerne pleinement le présent, que tente de répondre l’anthologie « Humanum in silico ».



Malgré quelques facilités trash, “La Cisaille” d’Oliver Caruso (auteur dont nous avions parlé ici et ) ne manque pas de happer le lecteur en abordant à sa manière les intelligences en essaims (qui ne sont déjà plus une fiction voir ce document, et ses vidéos). Sans aller jusqu’aux nanomachines, Olivier Caruso s’intéresse à l’extrême miniaturisation des automates pour imaginer un point de rencontre inattendu femme-machine. Du côté de la gent féminine, les lecteurs coutumiers du genre sentiront peut-être venir la chute de “Mirrors”, dans lequel Paul Borelli livre un amusant récit de séduction artificielle, registre dans lequel on recommande l’excellent « Don juan 2.0 » de Rich Larson, dans le recueil « La Fabrique des lendemains  ». Autre figure féminine, celle de l’indispensable infirmière, qui sous la plume de Mélanie Leroux et sous le titre “Marta va vous aider”, prend un coup d’avance sur le remplacement déjà largement en cours de l’art médical par la médecine algorithmique au profit d’une efficacité froide et au détriment d’une humanité véritable, et s’inscrit pleinement dans le contexte post SARS-CoV-2. Médecine et créature à tendance féminine encore avec “Le moindre mal” de Laura P. Sikorski, dont l’androïde Cybelle est capable de converser sans jamais se lasser avec les dépressifs résistant à tout traitement ; mais mieux vaut qu’une telle intelligence artificielle ne guérisse ni trop vite ni trop complètement les malades, sous peine, pour l’entreprise, de faire disparaître son propre marché. Un raisonnement purement mercantile qui n’a rien à envier à la philosophie malsaine de l’obsolescence programmée. Féminité encore avec “L’Andréide à costume d’Arlequin” d’Adeline Brun où est posé le problème des unions hommes-hybrides dans un futur où des créatures biomécaniques se sont peu à peu répandues : une minuscule note d’espoir dans un monde déjà bien sombre.

Une intelligence artificielle, passe encore, mais une âme artificielle ? Avec “L’obéissance des cadavres et des vifs”, Jean-Louis Trudel décrit un futur proche où l’on refuse toujours la prêtrise aux femmes mais où on l’accorde volontiers à une machine. Mais après tout… Moins diabolique sur le thème de la religion qu’un Norman Spinrad dans « Deus ex », Jean-Louis Trudel démontre, si besoin était, que les applications pratiques des algorithmes n’ont pas fini d’être explorées, et que l’intelligence artificielle pourrait bien s’appliquer à tout ce qui passait jusqu’ici pour être exclusivement humain. Mais l’humanité pourrait bien être elle-même truquée. Quand on est porteur d’un implant déontologique permettant de licencier à tout va sans éprouver le moindre état d’âme, la vie est belle pour les élites vivant dans leurs quartiers protégés. Mais, à force d’être équipés de biopuces, où se trouvent notre personnalité, notre humanité, notre volonté propre, notre libre-arbitre ? Et en cas de défaillance ou de piratage le naturel ne reviendrait-il pas au galop, et pas forcément dans le bon sens ? Entre éthique implantée et personnalité modifiée à la façon de « Des raisons d’être heureux » ou de « Monsieur volition », deux récits du grand Greg Egan, “Le Virus de la méditation seconde” dû à Fabrice Schurmans fait une nouvelle dense, concise, efficace, qui vient en accord parfait avec le titre de l’anthologie. Mais ce qui fait l’humain n’est pas seulement l’âme ou le libre-arbitre ; on pourrait considérer aussi la capacité à s’émerveiller devant les étoiles, ou devant d’autres choses encore. Si l’on en croit “Éveil” d’Éric Vial-Bonacci, l’homme aux livres suspendus, dont nous avions également parlé ici et , les andromates du futur, une fois qu’ils auront pris le relais, pourraient bien, sinon avoir une âme, du moins redécouvrir le goût de la musique, un moment considéré comme un « déraillement fantaisiste », et se mettre à percevoir la beauté. Ainsi voit-on pointer un soupçon d’optimisme, car, si l’humanité n’existe plus, tout ce qui est humain n’est pas entièrement perdu. Reste qu’il manque encore aux robots quelque chose que seuls les humains ressentent : un élément que Thomas Geha souligne avec astuce en confrontant dans “Les trois cloches” plusieurs robots parvenant au terme de leur cycle humanoïde et s’aventurant dans une maison hantée avec l’idée de mourir de peur. À moins, encore, que ce qui caractérise l’humanité soit l’aptitude à rêver, comme le laisse entendre Antonin Sabot avec “L’IA qui rêvait”.

Les Intelligences artificielles, la fin du monde ? Dans “Agent autonome” de Matthieu Clerjaud, le danger peut venir d’une machine algorithmique parmi des millions d’autres, simplement programmée pour accomplir sa tâche. Et lorsque des humains prendront conscience de ce danger il sera déjà trop tard. Si ce récit d’essor d’une intelligence artificielle est classique par son développement, l’originalité de son entame est réelle, et la froideur narrative de la machine laisse deviner dans cette première partie, de la part de l’auteur, une pointe d’humour pince-sans-rire, quelque part entre le féroce et le glacial. Même thématique pour “IBM Intelligence Bornée Ménagère” où Anthony Boulanger fait preuve d’un humour en même temps froid et féroce en mettant en scène une intelligence artificielle sommaire dont la tâche monomaniaque aboutit à la fin du monde, un récit bienvenu même si un hiatus temporel laisse bien des questions en suspens. Fin de monde également – tout du moins du monde humain – avec la grinçante “Obsolescence non programmée” de Xavier Lhomme. Et fin du monde humain encore avec “AD” de Julien Heylbroeck où le dernier homme sur terre, errant à travers les ruines urbaines et les restes du réseau, n’a plus pour compagnie que des intelligences artificielles publicitaires : seul remède à la mélancolie, du moins pour le lecteur, une ironie tantôt douce-amère et tantôt féroce. Humour également chez Laurent Copet qui, dans “L’Objet du complot” met en scène une paranoïa contagieuse (ou un réel déviant) du patient vers son psychiatre, dans le contexte croissant d’objets connectés que nous connaissons, un quotidien truqué où un simple grille-pain quelque peu dickien peut suffire à faire basculer toutes les certitudes (sur ce riche thème de la paranoïa, les amateurs pourront se tourner vers la nouvelle «  Une dernière pour Norbert  » de Denis Marquet, dans son recueil «  Dernières nouvelles de Babylone ».) Futur plus purement cauchemardesque avec “U.N.G.I.E.” de Denis Goëdel, où l’intelligence artificielle n’est pas associée à la technologie mais à l’organique, un futur dans lequel on utilise les cerveaux d’enfants abandonnés et handicapés pour développer des intelligences artificielles nommées Unités Naturelles Génitrices d’Intelligence Empathiques qui, compte-tenu de leur nature frankensteinienne, pourraient bien se retourner contre leurs créateurs. Un récit qui fait frémir.

À la différence du “AD” de Julien Heylbroeck, ce n’est plus le dernier homme, mais, sans doute après sa disparition, une intelligence artificielle qui erre dans des ruines du futur imaginé par Xavier Serrano. L’auteur, dont nous avions chroniqué le court roman « Pill Dream », brosse dans son “Guide pour naufragé en milieu inhumain” une série de tableaux ballardiens, postapocalyptiques, nostalgiques, atroces ou poétiques d’une déambulation mentalement crépusculaire. “Athlète de la dérive”, son protagoniste traverse les riches facettes d’un univers foisonnant d’images et drainant mille références à la littérature et au cinéma de genre. Les intelligences artificielles vont donc nous succéder, nous confirme Louise Sbretana dans “Outils volés”, elles pourraient bien transformer les humains en souvenirs, en habitants de zoo, en “pièces de collection” et les empêcher de se retrouver dans leur humanité active, mais cela ne les empêchera peut-être pas de sombrer à leur tour.

Avec “La Maladie ligneuse”, Yves Letort parvient à aborder le thème des androïdes sans jamais renier l’esprit de ce monde du fleuve qu’il explore depuis des années, univers dont nous avions déjà parlé dans nos recensions du Novelliste 1, Novelliste 3 et Novelliste 5. Non sans évoquer un passage du fameux « AI » de Steven Spielberg, il y décrit de manière poignante et poétique l’étonnant destin d’une de ces créatures. Émotion également avec “L’Émergence” d’Antoine Bourven, où, dans un monde dévasté d’où les humains ont disparu, une machine arachnoïde, qui continue à mener son existence inutilement productiviste, se trouve envahie par un désir d’humanité. Elle se fabrique une enfant mécanique elle aussi envahie par des pensées humaines, puis essaye de recréer un être humain à partir de fragments d’ADN, une sorte de tentative désespérée à la « Jurassic Park » où l’humanité ferait office de créature préhistorique. Mais les dés sont jetés depuis trop longtemps et le tragique l’emporte.

Un début plein d’ironie à la Bernard Quiriny, où la résignation à faire ce qu’il y a de plus médiocre conduit aux cimes du succès (façon « Cette bonne réputation » dans «  Le Cadavre bouge encore, précis de réanimation littéraire », recueil de nouvelles et d’essais publié chez Leo Scheer en 2002 et repris chez 10 x 18 en 2003), un intermède de dérive et de nostalgie perapocalyptique façon Ballard ou Jérôme Leroy, une fin science-fictionnesque mâtinée de poésie : pourtant, “Les Fleurs d’oranger” de Quentin Bongard fait un récit homogène, une nouvelle ambitieuse et poétique qui est une des plus belles du volume. Poésie également pour “Olam” de Céline Maltère, dérive d’île en île dans un monde que les intelligences artificielles confrontées à la bêtise des hommes ont décidé de déshumaniser peu à peu. Ne restent plus aux survivants que quelques archipels sur lesquels ils s’éteindront au fil du temps. De riches images, parmi lesquelles une horloge géante où sont sculptés tous les dieux d’autrefois, enluminent ce poignant récit d’extinction.

On l’aura compris : cet « Humanum in silico  », riche au total d’une trentaine de nouvelles, apparaît comme un recueil de bonne tenue, plusieurs crans au-dessus des « Aventures sidérantes » précédemment publiées par les mêmes éditions. Avec une thématique porteuse et propice à de riches développements, « Humanum in silico » déploie une vaste gamme de récits. Humour, poésie émotion, férocité froide, nostalgie anticipée ou désespoir programmé viennent teinter des récits qui se déroulent en grande partie sur une Terre aux allures de désert ou de champ de ruines. S’il est difficile de ne pas penser au remarquable « Successeur de pierre » de Jean-Michel Truong, force est en effet d’admettre que la tendance globale de ce volume, avec une minorité de récits spatiaux, apparaît assez pessimiste, les intelligences artificielles y étant souvent contemporaines d’un monde humain qui n’en finit pas de sombrer. Les créatures de silice ne nous succéderont pas dans l’espace mais sur notre propre sol, parce que nous disparaîtrons sans doute bien avant de nous être réellement projetés loin d’un monde natal que nous nous évertuons à détruire. Une pointe d’espoir pourtant ici et là dans ce riche volume dont on remarquera la belle couverture de Jean-Jacques Tachdjian, une œuvre originale qui mérite d’être regardée de près.

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Titre : Humanum in silico
Auteurs : Léo Dhayer (anthologiste), Gabriel Joyce Blake, Quentin Bongard, Paul Borrelli, Anthony Boulanger, Antoine Bourven, Adeline Brun, Olivier Caruso, Matthieu Clerjaud, Denis Coëdel, Julie Conseil, Laurent Copet, Thomas Geha, Julien Heylbroeck, Mélanie Leroux, Yves Letort, Xavier Lhomme, Nicolas Liau, Luvan, Céline maltère, Martin Niementowski, Bruno Pochesci, Antonin Sabot, Louise Sbretana, Fabrice Schurmans, Xavier Serrano, Laura P. Sikorski, Ketty Steward, Jean-Louis Trudel, Eric Vial-Bonacci, Eugène Wody.
Couverture : Jean-Jacques Tachdjian
Éditeur : Flatland
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 340
Format (en cm) : 13,5 x 21,5
Dépôt légal : février 2022
ISBN : 9782490426225
Prix : 18 €


Les éditions Flatland sur la Yozone :

- La chronique du « Novelliste 1 »
- La chronique du « Novelliste 2 »
- La chronique du « Novelliste 3 »
- La chronique du « Novelliste 4 »
- « Brutal Deluxe » par Emmanuel Delporte
- « Pill Dream » de Xavier Serrano
- « Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin
- « Angélus des ogres » de Laurent Pépin
- « Aventures sidérantes »


Hilaire Alrune
27 juillet 2022


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