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Si ça saigne
Stephen King
Le Livre de Poche, n°36560, traduit de l’anglais (États-Unis), fantastique, 641 pages, mai 2022, 9,20€

Quatre longs récits de Stephen King, tous à connotation fantastique. Avec plus de six cents pages, un épais volume de plus pour un auteur toujours prolifique.



On se souvient du roman « Cellulaire  » (« Cell  », 2006), un récit fortement apocalyptique à travers lequel, très tôt, et sous une forme particulièrement horrifique, l’auteur mettait en scène la contamination et la métamorphose de l’humanité par le biais des téléphones portables. Dans le « Le téléphone de M. Harrigan », le téléphone, s’il conserve un rôle majeur, apparaît surtout comme un instrument qui, en permettant une communication supposée, mystérieuse, incomplète, entre un vivant et un mort, introduit la découverte de la réalité de l’au-delà et l’éternelle tentation d’user ou d’abuser en toute impunité d’un pouvoir terrifiant. Une nouvelle efficace dans la diffusion d’une inquiétude sans cesse croissante mais qui pourra laisser certains amateurs de littérature fantastique sur leur faim car une fois passée la scène de l’enterrement les grandes lignes du récit deviennent assez prévisibles. Avec plus de cent trente pages sans surprise majeure, « Le téléphone de M. Harrigan » laissera à certains une impression en mi-teinte, mais la capacité de l’auteur à instiller le malaise et à donner vie et crédibilité à ses personnages s’y exprime pleinement.

Plus courte nouvelle du recueil, avec « seulement » quatre-vingt-dix pages, « La Vie de Chuck », scindée en trois parties, commence dans un futur aux allures d’apocalypse lente dont les causes demeurent mystérieuses pour aller ensuite à rebours de la chronologie classique, la seconde partie précédant la première et la troisième partie précédant la seconde, permettant à l’auteur d’apporter, quant à la genèse de cet incompréhensible futur, un éclairage plutôt qu’une explication véritable. Nous sommes ici dans un récit fondamentalement dickien, où la réalité dépend de l’esprit d’un protagoniste, mais avec une tonalité très kingienne : l’aspect fantastique, une fois encore, n’apparaît pas comme un but en soi mais surtout comme un prétexte à donner vie à des personnages et à mettre en scène une existence très ordinaire, marquée par la malchance mais illuminée, grâce à la musique et à la danse, par des moments d’incomparable magie, comme cette magie de l’enfance ou de l’adolescence qui, parfois, au détour d’une rue, au gré d’un évènement anodin, et de manière totalement imprévisible, bien des années après, resurgit pleine et entière. Une idée qui est à l’origine des plus belles pages de cette nouvelle dont la qualité essentielle réside, bien plus que dans l’histoire en elle-même, dans la tonalité douce-amère d’une existence inaboutie.

Peut-on encore parler de nouvelle ou même de novella pour « Si ça saigne », qui dépasse les deux cent-soixante-dix pages ? Si cette nouvelle se lit de manière totalement indépendante, elle dévoile néanmoins certains aspects du roman « L’Outsider  », dont elle constitue une suite : moins de surprise, donc, pour celui qui lirait ces récits textes dans le désordre. Les lecteurs y retrouveront Holly Gibney, un personnage apparaissant dans plusieurs romans de King, aux prises avec un monstre tout particulier, un journaliste qui semble osciller entre empathie et jubilation en tendant le micro à des victimes de crimes et de catastrophes. Un journaliste qui de manière inexplicable se trouve toujours au bon endroit et au bon moment. Un journaliste qui, au fil de l’enquête, apparaît sous divers noms sur des images d’actualité bien trop anciennes pour que cela soit possible. Peu à peu, une vérité épouvantable se dessine. Tout l’art de Stephen King est de faire apparaitre cette réalité par petites touches, chacune venant renforcer la précédente, pour faire admettre son caractère surnaturel. Hélas, cette nouvelle trop linéaire met en scène une facilité déjà vue mille fois, aussi bien au cinéma que dans la littérature de genre : l’investigatrice qui s’en va seule à la rencontre du monstre-tueur, sans armes et sans avoir prévenu quiconque (de surcroît après lui avoir au téléphone révélé sa propre identité !) et, pire encore, semble à dessein lui révéler les détails de son existence. Une facilité qui est aussi une invraisemblance, tant le plan et les raisonnements de Gibney apparaissent puérils, y compris dans les chapitres ultérieurs. On l’a vu déjà dans d’autres romans comme « Carnets noirs » : si King excelle dans le fantastique, il apparaît moins à l’aise sur l’aspect policier ou thriller, usant de facilités ou de ficelles classiques mais trop grosses pour réellement convaincre. On ne peut que le regretter, car de telles imperfections viennent rompre la nécessaire « suspension d’incrédulité » que l’auteur parvient à créer vis-à-vis des éléments fantastiques. Conclusion en mi-teinte, donc, pour ce « Si ça saigne » qui, dans sa première moitié, fait néanmoins frissonner.

Écrire sur l’écriture : une tentation obsessionnelle chez les auteurs, sans doute parce qu’il est moins difficile d’écrire sur ce que l’on connaît. Stephen King a ainsi mis en scène des écrivains à de multiples reprises, par exemple dans ses romans « La Part des ténèbres » (The Dark Half, 1989) ou « Misery  » (Misery, 1987). En brossant dans « Rat  » le tableau d’un écrivain raté qui s’est déjà attelé à plusieurs romans sans en avoir terminé aucun, mais non sans avoir subi les effets psychologiquement dévastateurs de ces échecs, King met en place tous ses pions pour leurrer le lecteur. Son personnage se convainc que cette fois est la bonne : il charge ses effets dans son auto et, au grand dam de son épouse, la laisse se débrouiller avec les enfants pour aller écrire son œuvre dans un chalet reculé. Avec habileté, King distille les indices destinés à faire croire que le protagoniste essentiel est en train de glisser vers un échec retentissant, qu’il va devenir fou, peut-être commettre l’irréparable. Puis, au cœur d’une tempête exceptionnelle, le récit que l’on croyait relever de la simple horreur psychologique prend une véritable connotation fantastique. L’échec que l’on attendait ne se produit pas mais l’accomplissement de la tâche aura un prix, à moins que le pacte faustien passé avec une créature inattendue ne soit rien d’autre que le fruit d’une imagination en surchauffe. Avec cette nouvelle astucieusement construite et en définitive plus inquiétante que réellement horrifique, Stephen King propose un fantastique fin, ambigu, accompli, un récit à la saveur à la fois apaisée et douce-amère.

« Le téléphone de M. Harrigan », « La vie de Chuck », « Si ça saigne », « Rat  » : avec ces quatre récits, Stephen King démontre une fois de plus son savoir-faire dans le domaine du fantastique. Un savoir-faire qui tient avant tout à sa marque de fabrique, son impressionnante capacité à donner vie à ses personnages, à accumuler avec art, et sans jamais donner l’impression d’un artifice ou d’une technique, les mille et un détails qui font vrai. Du Stephen King parfaitement reconnaissable, du Stephen King qui ronronne, pourrait-on dire, comme un moteur parfaitement rôdé. Si, compte tenu de son impressionnante production, il devient difficile pour King de bâtir des textes mémorables, de ces textes qui s’inscrivent pour longtemps dans l’esprit du lecteur, le plaisir pour ce dernier demeure identique : plonger dans un monde où tout devient possible, où le pire n’est jamais certain, jamais loin, jamais vraiment impossible.

Sommaire :
Le téléphone de M. Harrigan
La vie de Chuck
Si ça saigne
Rat
Note de l’auteur

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Titre : Si ça saigne (If it bleeds, 2020)
Auteur : Stephen King
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Jean Esch
Couverture : Studio LGF / Valik / Shutterstock / Will Staehle / Unusual Corporation
Éditeur : Le Livre de Poche (édition originale : Albin Michel, 2021)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 36560
Pages : 641
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : mai 2022
ISBN : 9782253107002
Prix : 9,20 €


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Hilaire Alrune
11 juillet 2022


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