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À la recherche de l’arbre-mère
Suzanne Simard
Dunod, traduit de l’anglais (Canada), autobiographie scientifique, 423 pages, mars 2022, 24,90 €

« Finding the Mother Tree, Uncovering the Wisdom and Intelligence of the Forest » a été traduit en français sous le titre, « À la recherche de l’arbre-mère, découvrir la sagesse de la forêt ». En occultant le terme « intelligence », ce titre donne l’impression d’un marketing cherchant à récupérer le lectorat de ces personnalités borderline, mystico-psychiatriques façon new-age résurgence, qui, sans avoir jamais eu le moindre attrait pour la forêt, s’imaginent du jour au lendemain qu’elles vont trouver bien-être et équilibre intérieur en allant frotter leur épiderme aux écorces. Ceux-là risqueraient d’être déçus. Que l’on ne s’y trompe pas : l’intelligence est au tout premier plan de cette autobiographie scientifique, et le caractère âpre, rugueux, inconfortable et souvent dangereux des forêts canadiennes n’est jamais éludé.



Une forêt qui donne, qui nourrit, mais aussi une forêt qui prend, qui tue, un monde dans lequel on peut se perdre, dont on peut ne pas revenir. Dès le premier chapitre, “Des apparitions dans la forêt”, Suzanne Simard donne le ton. Ces apparitions, ce sont des fantômes de brume mais aussi de redoutables grizzlis, dont les oursons sont si mignons mais dont les mères, à peine vous ont-elles aperçu, vous pourchassent et vous taillent en pièces. Ces apparitions, ce sont aussi, tout du moins dans la mémoire de l’auteur, celles des “Bûcherons d’autrefois” qui donnent leur titre au second chapitre, les ancêtres et parents de la biologiste qui exerçaient un métier rude et dangereux, et que certains ont payé de leur vie. En Colombie Britannique, à l’ouest du Canada, des forêts qui peuvent enchanter, qui peuvent susciter des moments d’intense communion, mais qui sont aussi des milieux particuliers qui n’ont pas grand-chose à voir avec les contes de fées.

Un conte de fées, c’est pourtant, d’une manière très humaine, ce que vivra l’auteur durant des décennies. Une histoire à la fois âpre et merveilleuse qui l’amènera à découvrir un nouveau monde, une nouvelle réalité. Une découverte dont le point déterminant est un simple moment de pause, de curiosité, décrit dans le chapitre trois, “ À sec”, un moment presque anecdotique lors d’une randonnée, un moment qui sera le point de départ d’une très lente illumination, d’un long cheminement scientifique : non pas la chute d’une pomme comme le veut la légende de Newton, mais l’enfouissement d’un trognon après une pause lors d’une randonnée, pour lui donner toutes chances de donner naissance à un pommier, et ce qu’elle trouve, ce qu’elle observe lors de ce simple geste. Un geste sans doute fait par des milliers d’autres personnes avant elle – mais l’auteur, alors âgée d’une vingtaine d’années, travaille déjà en forêt, et même si elle n’est alors qu’une simple technicienne elle est dotée, sans peut-être encore le savoir, d’un esprit particulièrement affûté. Un esprit curieux, et original, qui lui permet de voir d’une manière différente ce que bien d’autres avant elle ont vu sans le comprendre, sans se poser de questions.

« À la recherche de l’arbre-mère  » est donc l’histoire d’un éveil, d’un envol non pas vers la canopée mais vers les cimes intellectuelles, l’histoire d’une vie, d’une carrière qui emmènera l’auteur, que rien n’y prédisposait vraiment, à devenir professeur d’université et à publier dans les plus prestigieuses revues scientifiques. Une soif de savoir, de comprendre, un goût pour les hypothèses et pour la rigueur, mais aussi une volonté perpétuelle de sauver les forêts, de s’opposer à leur destruction, qu’elle soit volontaire ou non, d’anticiper et de limiter les effets destructeurs du changement climatique dont l’on parle alors encore peu, avec son cortège de désastres comme la destruction de forêts à l’échelle d’un pays par des maladies ou des insectes.

« J’en fus si secouée que je dus m’appuyer contre le mur carrelé de mon bureau pour assimiler ce qui était en train de se développer, car la terre me semblait gronder. Le partage de l’énergie et des ressources signifiait qu’ils fonctionnaient ensemble, comme un système. Un système intelligent, perceptif et réactif.  »

Ce que découvre Suzanne Simard après avoir observé dans le sol forestier les hyphes, ces longs filaments composant le mycélium des champignons, c’est que de tels organites, que l’on pourrait considérer au mieux comme insignifiants, au pire comme parasites, sont au contraire associés à la croissance et à la santé des arbres. Plus encore, qu’ils vont bien au-delà d’une simple collaboration, d’une simple symbiose. Car ce réseau souterrain ne concerne pas individuellement un arbre ou un autre, mais il est capable de lier deux arbres de la même espèce et de leur permettre d’échanger des substances nutritives. Dans les deux sens, ce dont nul n’avait encore jamais eu l’idée. Puis, c’est le séisme : de tels réseaux permettent aussi de relier des arbres d’espèces différentes entre eux. Ceux-ci ne s’empoisonnent pas mutuellement, ne se font pas concurrence, mais au contraire collaborent. Une véritable révolution puisque le dogme absolu a toujours été la concurrence entre les espèces – d’où les coupes, rases, les replantations en monoculture, l’usage intensif des produits chimiques pour éliminer les autres essences, la destruction volontaire de la biodiversité, la dégradation des capacités de résistance des forêts.

« Je faisais des progrès en demandant des bourses, en dissimulant parmi les études conventionnelles celles qui portaient à controverse. »

« À la recherche de l’arbre-mère » est donc aussi les récit d’un combat de longue haleine, celui de la raison scientifique contre le dogme voulant que “la compétition était la seule interaction entre les plantes qui importait dans les forêts”, contre les idées reçues, les habitudes, les intérêts des marchands d’herbicides. Un combat qui n’est pas sans rappeler celui des lanceurs d’alertes, avec les oppositions classiques : incrédulité, doute, déni, refus, dénigrement. Et puis, une femme qui prétend avoir raison dans un milieu de forestiers majoritairement composé d’hommes, c’est tout de même un peu difficile à accepter. Une publication princeps dans Nature, la plus prestigieuse revue scientifique qui nomme sa découverte « the wood-wild-web » (les autoroutes de l’information souterraine), l’escalade à marche forcée des échelons de la hiérarchie universitaire, la reconnaissance progressive par les pairs, la direction d’étudiants et d’autres travaux de recherches feront admettre à ses détracteurs que les pistes sur lesquelles elle s’est lancée sont tout sauf farfelues. Que dans l’approche de l’écologie forestière se dessine un véritable changement de paradigme. Des travaux menés par d’autres équipes viendront confirmer ses thèses.

« Puis je saurais si les arbres étaient comme engagés sur un tango plus sophistiqué qu’une simple compétition pour la lumière. Je découvrirais si mon intuition se vérifiait – que les arbres sont intimement conscients les uns des autres, adaptant leurs comportements au fonctionnement de leur communauté. »

Des succès, mais aussi des difficultés, et l’un des intérêts majeurs de cette autobiographie, qui mêle de manière équilibrée vie personnelle et vie scientifique, est de faire deviner au lecteur l’acharnement, la patience, la rigueur expérimentale nécessaires à l’accomplissement de telles recherches. Un travail conjugué de recherche bibliographique (l’auteur rend hommage à d’autres chercheurs, comme Sir David Read ou Susan Dudley, et reconnaît ce qu’elle leur doit), de laboratoire et de terrain, incluant la manipulation délicate d’isotopes radioactifs servant de traceurs dans les trajets d’arbre à arbre et dans les labyrinthes mycéliens et racinaires du sous-sol, les travaux d’expérimentation dans des forêts fréquentées par les loups et les ours, des protocoles éprouvants incluant terrassements, coupes, plantations et autres manipulations allant bien au-delà des simples jeux de fioles, de microscopes ou d’éprouvettes. Des expérimentations se faisant parfois, qui plus est, à de très vastes échelles et au rythme des saisons, des années de travail acharné, quotidien, répété, laborieux, des résultats recueillis au fil de la croissance, au fil des années, et qui pour certains d’entre eux seront le fruit d’une patience et d’une persévérance considérables.

Un acharnement et une persévérance doublement nécessaires, car cette autobiographie ne passe pas sous silence les difficultés et les choix parfois cornéliens d’une femme menant de front ses recherches et sa vie de famille. Comment peut-elle s’occuper de ses deux filles tout en se livrant à des tâches aussi absurdes (en apparence) que de chasser des financements permettant de “réaliser une carte du labyrinthe souterrain dans une forêt ancienne” ? Comment conjuguer les vastes distances de l’ouest canadien, les déplacements, les expérimentations, avec l’attention à apporter à ses enfants et avec le temps passé dans une ville universitaire alors que son époux aspire à vivre loin de toute cité ? Le couple y survivra un moment, puis finira, inexorablement, par se déliter. D’autres drames, dont la mort accidentelle d’un frère et la maladie viendront ternir une existence constamment illuminée par la famille et par la science.

« Et ma bande d’étudiants avait confirmé les découvertes sur ces rapports de réciprocité, non seulement entre le bouleau et le douglas, mais aussi entre toutes sortes d’espèces d’arbres. En réalisant la carte du réseau mycorhizien, je pensais que nous verrions peut-être certains liens. Nous avons découvert à la place une tapisserie. »

Intuition, perspicacité, sens de l’observation, rigueur méthodologique permettront après les premières découvertes de passer d’une étape à une autre, jusqu’à comprendre que les minuscules voies mycéliennes n’ont pas seulement un rôle de transfert de substance nutritives entre les arbres, mais que leur structure complexe, qui présente des points de ressemblance avec celle d’un réseau neuronal, compose aussi des voies de communication et de reconnaissance, les arbres se révélant ainsi capables de distinguer non seulement ceux qui appartiennent à leur espèce, mais aussi de reconnaître leur propres descendants. Si Suzanne Simard glisse ici et là une poignée de termes scientifiques et de noms d’espèces, tout est exprimé avec suffisamment de clarté et de simplicité pour ne pas décourager les lecteurs n’ayant pas eux-mêmes de bagage scientifique. Des lecteurs qui se laisseront facilement happer par l’histoire, narrée avec une étonnante modestie, d’une vie à la fois ordinaire et extraordinaire, d’une aventure intellectuelle, scientifique, écologique, et humaine. Une poignée de coquilles ou de soucis de traduction (dont la confusion entre « lis » et « lus » pour le verbe lire au passé simple) ne sont pas grand-chose en regard de la richesse de cet ouvrage fort de plus de quatre cents pages très denses et agrémenté d’un index et d’une importante bibliographie. Un ouvrage qui se lit comme un roman, un ouvrage de nature et des sciences à la portée de tous qui, comme « La vie secrète des arbres » de Peter Wohlleben ou « Un an dans la vie d’une forêt » de David G. Haskell, ne pourra qu’enchanter le lecteur féru de sciences naturelles.

Le projet arbre-mère de l’auteur : Mother Tree Project

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Titre : À la recherche de l’abre-mère, découvrir la sagesse de la forêt (Finding the Mother Tree : Uncovering the Wisdom and Intelligence of the Forest, 2021)
Auteur : Suzanne Simard
Traduction de l’anglais (Canada) : Laurence Le Charpentier
Couverture : Julie Coinus
Éditeur : Dunod
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 423
Format (en cm) : 15,5 x 21
Dépôt légal : mars 2022
ISBN : 9782100806928
Prix : 24,90 €



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Hilaire Alrune
11 avril 2022


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