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Dernières nouvelles de Babylone
Denis Marquet
Aluna éditions, nouvelles, 180 pages, octobre 2021, 17 €


Entre noirceur et lumière, “Une bonne action” oscille entre la fable et le récit noir. En mettant en scène la volonté de bien faire, ce texte attire l’attention sur notre incapacité à mesurer, anticiper et même connaître un jour les conséquences de nos actes et sur l’imprédictibilité à moyen terme des effets d’actes apparaissant différemment orientés ou semblant dénués d’importance (une thématique dérivant des lois physiques de la théorie du chaos, que l’on retrouvera dans d’autres textes comme “Petites causes” et “Une rose”). Et les amateurs de récits policiers y verront une belle illustration de l’éternel adage disant que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Récit à chute également pour “La Fan de sa vie ”, où un auteur découvre à travers les réseaux sociaux une femme qui a su merveilleusement comprendre son œuvre. S’ensuit une relation électronique qu’il ne demande qu’à poursuivre dans le monde réel, estimant avoir enfin trouvé l’âme sœur. Totalement inattendue, même pour les amateurs de récits du genre, la surprise finale – joliment trouvée – fera grincer des dents.

Intelligence artificielle”, qui relève ouvertement de la science-fiction, mais est aussi à considérer comme une fable, met en scène, par temps politiquement et militairement troublé, la nécessaire transposition de l’esprit d’un président américain, trahi par son corps, sur un support électronique destiné à assurer la continuité de son action. Hélas, cette immortalité expérimentale ne fonctionne pas tout à fait comme prévu. Une belle manière de rappeler aux amnésiques et aux esprits faibles hypnotisés par les tweets d’un ex-président américain à cravate rouge que quelques années auparavant, sous des aspects plus policés, un authentique alcoolique sur le retour, totalement inculte, profondément analphabète, aussi fou que lui sinon plus, a réussi au cours de ses deux mandats successifs à ruiner une large partie de ses concitoyens et à entraîner son pays dans des guerres insensées.

Science-fiction également avec “Bébé éprouvante”, dans un futur proche où la procréation bénéficie des apports de l’ “assistance médicale à la prédétermination infantile”. Dans ce meilleur des mondes, il n’est pas seulement possible (du moins pour ceux qui en ont les moyens), de choisir le sexe et la couleur des yeux de votre bébé à venir, mais aussi ses futures aptitudes cognitivo-comportementales, tout comme le poids et la taille (au centimètre près) qu’il aura à l’âge adulte – et bien d’autres choses encore. Mais à trop vouloir considérer les enfants comme des objets, à déléguer les soins à leur apporter à des machines, reste-t-il encore une part d’humanité ? Un récit qui à travers l’égoïsme forcené d’une mère fait bien plus que frémir, et que l’on classera, dans les récits consacrés aux progénitures du futur, à côté du non moins inquiétant “Chaton éternel” de Peter F. Hamilton (initialement publié dans la prestigieuse revue scientifique Nature), dans le recueil « Manhattan à l’envers »

Pour qui n’a jamais eu affaire à un paranoïaque, la nouvelle intitulée “Une dernière pour Norbert” est à lire absolument, tant elle apparait démonstrative de la force de conviction et de la logique souvent difficile à démonter de tout paranoïaque qui se respecte. En ce sens jubilatoire, elle dresse une magnifique interprétation paranoïaque de la paranoïa elle-même. (pour les amateurs, dans ce registre, on trouvera dans l’essai « ABC Dick  » d’Ariel Kyrou une étrange définition dickienne de la paranoïa flirtant également avec la maladie). Un récit plaisant et abouti, avec en prime une fin qui pour les connaisseurs évoquera la dernière phrase du récit « Escamotage  » de Richard Matheson (du moins dans la bonne version, pas dans celle que, dans une de ses éditions françaises chez Gallimard, un typographe crut bon de devoir « corriger », ruinant ainsi l’effet de chute de la nouvelle).

Plus réaliste, “Contrat à terme ” dénonce, si besoin était, le caractère inhumain de la finance mondialisée et, par contraste, le caractère effroyablement humain de ses conséquences. Un récit qui rappellera indirectement à quel point un certain onze septembre n’avait rien de l’attentat aveugle et a pu être considéré par beaucoup comme visant une cible légitime. Un récit qui a pour mérite de mettre en évidence ce qui est certes déjà une évidence, mais que nous préférons, jour après jour, ne pas voir et ne pas vouloir voir. Une perte d’humanité portée à son paroxysme dans la très brève qui lui fait suite, “Rationalité économique ”, à la fois noire, grinçante, savoureuse et désopilante.

Changement de tonalité avec “Nettoyage par le vide”, texte d’inspiration presque borgésienne mettant en scène l’éternel terme du double, né avec la fiction et renaissant de la fiction, peut-être sous forme d’un double du double, où l’on découvre que la cave, lieu de terreur s’il en est, peut aussi faire office de porte ouverte à des révélations en apparence anodines et en réalité vertigineuses. Changement de tonalité également avec “Petites causes ” et “Une rose”, fables idéalistes mettant côté à côte le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il pourrait être. Des fables à la morale transparente, des textes dont le caractère optimiste et poétique viennent faire équilibre avec la noirceur affichée, et parfois jubilatoire, d’autres nouvelles.

« Blanche avait éprouvé, un jour l’infinie béatitude de n’être plus en recherche de rien et, depuis, elle la cherchait sans répit. »

L’auteur s’essaie également à la forme très brève (quelques phrases ou quelques mots) comme l’avait fait Philip Le Roy dans « Qui veut gagner le Paradis ? », en plusieurs textes courts venant, comme une respiration, s’intercaler entre les nouvelles au format plus classique. Avec “Le Sens de l’existence”, “L’impasse” , “Je suis né posthume”, “Le Désert du monde”, “Il n’y a pas de hasard”, « L’Interdit », “Semper aedam” , “La Sculpture de soi ” , “Disparition ” , “La Passion” , “Pensée créatrice”, et “La Fin du récit”, Denis Marquet brosse de minuscules fabliaux noirs, féroces et percutants (on peut penser à Ambrose Bierce), mais aussi des trouvailles émouvantes qui font sourire et donnent à réfléchir, entre autres au sujet de nos egos et de nos vanités.

Au total, ces « Dernières nouvelles de Babylone » apparaissent comme une bonne surprise. Plaisantes et faciles à lire, elles s’adressent autant aux amateurs de nouvelles de genre qu’aux lecteurs de littérature « blanche ». Avec un bel éventail de tonalités, avec un arrière-plan moral mais sans naïveté aucune, avec une pointe de noirceur et beaucoup de recul, elles amusent, séduisent et donnent à réfléchir.

Sommaire :
Le Sens de l’existence
Une bonne action
L’Impasse
Le fan de sa vie
Je suis né posthume
Le Désert du monde
Intelligence artificielle
Il n’y a pas de hasard
Bébé éprouvante
L’Interdit
Semper aedem
La Dernière de Norbert
La Sculpture de soi
Contrat à terme
Rationalité économique
Nettoyage par le vide
Disparition
La Passion
Petites causes
Pensée créatrice
Une rose
La Fin du récit


Titre : Dernières nouvelles de Babylone
Auteur : Denis Marquet
Couverture : Denis Marquet, En quête de souffle
Éditeur : Aluna éditions
Site Internet : page recueil (site éditeur)
Pages : 180
Format (en cm) :14 x 21
Dépôt légal : octobre 2021
ISBN : 9782919513383
Prix : 17 €



Hilaire Alrune
3 janvier 2022


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