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Brutal Deluxe
Emmanuel Delporte
Flatland, collection La Tangente, science-fiction, 65 pages, octobre 2021, 6,50€


« Personne ne va se plaindre de ses hurlements, il vit dans un enclos à bêtes, une décharge, ses voisins sont des poivrots, des toxs, des punks arrachés, tout le monde s’en balance que le gros du quarante-cinquième étage se mette à brailler.  »

Gibson est un has-been. Il est la star déchue, déjà oubliée de tous, d’un sport qui depuis des années fait rage : le speedball, variante du football, du rugby ou du football américain, en plus violent encore, où l’on s’explose et se déchire au sens propre du terme, où l’on se fracasse, s’arrache, s’éventre et s’étripe en maelströms d’os pulvérisés, en geysers de sang, en marmelades de viscères. Au sens propre du terme, mais pas tout à fait dans le réel grâce à la réalité augmentée, ou plus exactement aggravée, les stars de la discipline combattant assis dans leurs fauteuils grâce à des casques à contrôle neuronal. Les dommages sont infligés à des avatars, des ectoplasmes numériques permettant d’assouvir, sans tuer quiconque, les instincts les plus bas d’une humanité massivement et chroniquement abrutie, avide des spectacles les plus vils et les plus sanglants.

« Le Speedball est la religion qui a remplacé toutes les religions, la drogue qui a remplacé toutes les drogues. »

Star déchue, donc. Les choses, il est vrai, changent sans cesse. Après la mode des combattants façon sumo, voici l’ère d’autres combattants encore. Voici l’ère d’une équipe destinée à tout détruire sur son passage, une équipe au nom hautement évocateur de Brutal Deluxe composée de Silks, membres d’une humanité augmentée théoriquement imbattable. Le monde change, ou plus exactement continue à changer comme il le faisait autrefois : en un mot, il, s’aggrave. Un monde qui sur le plan moral a perdu suffisamment de repères pour fustiger le dopage et dans le même temps bâtir à grands coups de biotechnologies des êtres humains augmentés dans le seul but d’en faire des champions. Un monde qui n’a pas vraiment basculé mais a continué dans la droite ligne de ce qu’il était déjà. Un monde où les hordes de supporters sont dans la droite ligne de celles que nous connaissons déjà. Un monde où l’on ne sait pas si les dieux ont créé les hommes mais où l’on est certain, désormais, que l’homme a créé des dieux – des dieux du stade, mais pour le commun des mortels accros aux jeux, il n’y aucune différence.

« On en était arrivés à un moment où des gens éduqués, raisonnablement intelligents et cultivés, en venaient à refuser les traitements qui les protégeaient de fléaux millénaires, parce qu’ils préféraient croire les charlatans numériques plutôt que les autorités scientifiques. Le monde des hommes s’est écroulé pour de bon lorsque les gens ont préféré les discours des escrocs à ceux des chercheurs. »

Que l’on ne s’y trompe pas : à travers ce « Brutal Deluxe », le destin de Gibson n’est pas le simple prétexte à la caricature et à la dénonciation facile de la misère mentale des supporters moyens qui n’en ont pas demandé tant. Le propos est plus large et plus vaste, et, sans toujours avoir l’air d’y toucher, s’étend à la société toute entière. À travers l’appétence morbide pour un spectacle témoignant avant tout de la vacuité mentale de ses amateurs, c’est le néant spirituel que notre monde est en passe de devenir qui intéresse avant tout l’auteur. Un monde où tout est fait pour flatter les goûts les plus bas d’une humanité sans cesse encouragée et poussée plus avant sur la voie de la dégénérescence intellectuelle. Un monde où des sociétés et des modèles de pensée issus du siècle des lumières s’effondrent sous les coups de butoir de la stupidité mondialisée. Un monde où le véritable remplacement n’est pas celui des humains par des créations biologiquement augmentées (car nanotechnologie ou biotechnologie y restent inégalitaires) mais celui de la rationalité par la bêtise crasse, bêtise dont les délires complotistes et antivaccinaux ne constituent qu’une facette. Un monde où les collapsologues, focalisés sur l’environnement, n’ont pas su voir ce collapsus irréparable qu’est celui du simple bon sens.

Narré au présent, dans une écriture fonctionnelle, utilitaire, sans fioritures, efficace mais alourdie par une profusion de « qui » et de « que » inutiles, et qu’il aurait été facile d’alléger et de fluidifier, « Brutal Deluxe », non sans accumuler quelques clichés, décrit un futur riche en inventions technologiques, un futur où la science guérit les maladies de manière si efficace que l’on est prêt à tout pour ne jamais la voir revenir – mais la guérison n’est qu’en leasing, et pour ceux qui n’ont plus les moyens de payer, la maladie revient au galop. Un monde, écrit l’auteur, où “plus personne ne s’emmerde à faire semblant de lutter contre la misère”, et où “l’hypocrisie du début du millénaire a cédé la place à un cynisme décomplexé.” Un monde où les lanceurs d’alerte connaissent un sort identique ou pire encore que ceux du présent, un monde d’apocalypse lente et de désastre climatique où l’humanité plonge la tête dans le sable à l’aide de l’éternel « Panem et circenses » - du pain et des jeux - un monde où la réalité augmentée a pour corollaire l’intelligence diminuée.

« Les Filles du Chaos et leur capitaine, Gibson, contre les Brutal Deluxe. L’affiche est propice aux délires les plus extravagants. Les zeppelins rivalisent de messages enthousiastes. On ne parle que de ça. Qui va gagner ? Qui va perdre ? »

Alors que tout s’accélère, on saisit que le fragment de futur décrit par Emmanuel Delporte n’est pas celui au cours duquel notre monde bascule dans le futur, mais celui où notre futur bascule dans un autre futur encore. Car Gibson, notre has-been, est sur le point de tenter un impossible retour. Il devrait s’en douter : si l’on se donne la peine d’aller le rechercher, il n’y a là rien de vraiment innocent. S’il se donnait la peine d’y réfléchir, il verrait dans la proposition qui lui est faite une version modernisée du pacte faustien – mais en pire, pour être en pleine harmonie avec ce monde qui ne fait que sombrer. Il saurait reconnaître le diable et ses associées. Il saurait comprendre que dans son monde à moitié détruit, il reste toujours quelque chose à détruire un peu plus. On l’aura compris : « Brutal Deluxe » est une histoire de gloire et d’orgueil, de chute et d’extinction – pour un héros, mais aussi pour l’espèce toute entière. L’histoire d’une humanité qui, n’ayant jamais fait autre chose que s’engouffrer dans le néant, finit par se précipiter dans un enfer auquel elle a toujours secrètement aspiré.


Titre : Brutal Deluxe
Auteur : Emmanuel Delporte
Couverture : Thony Bourdeil
Éditeur : Flatland
Collection : La Tangente
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 65
Format (en cm) : 10 x 20
Dépôt légal : octobre 2021
ISBN : 9782490426201
Prix : 6,50 €


Les éditions Flatland sur la Yozone :

- « Monstrueuse Féerie » de Laurent Pépin
- « Pill Dream » de Xavier Serrano
- La chronique du « Novelliste 1 »
- La chronique du « Novelliste 2 »
- La chronique du « Novelliste 3 »
- La chronique du « Novelliste 4 »
- La chronique du « Novelliste 5 »


Hilaire Alrune
17 décembre 2021


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