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Récursion
Blake Crouch
J’ai Lu, Nouveaux Millénaires, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 379 pages, octobre 2021, 19,90 €


« On est tous persuadés d’observer le monde de manière objective, mais tu sais très bien qu’on reste prisonniers de cette caverne décrite par Platon, à y déchiffrer des ombres.  »

Ce roman démarre sur deux trames distinctes. En 2018, Barry Sutton, un flic new-yorkais, échoue à sauver du suicide une jeune femme penchée au bord d’un gratte-ciel. La cause du suicide ? Le syndrome des faux-souvenirs, qui, de manière incompréhensible, vient frapper des individus au hasard. Vous vous souvenez d’une vie que vous n’avez jamais eue, d’une maison où vous n’avez jamais habité, de mille et un éléments qui ne vous appartiennent pas. Qui, pourtant, existent réellement : le conjoint ne vous reconnaît pas, cette maison n’a jamais été la vôtre, le reste non plus. Comment survivre quand une vie entière vous est retirée, quand elle apparaît n’être rien d’autre qu’une fiction, quand tout ce qui constitue ce que vous êtes n’existe plus ? Barry, particulièrement tenace, investigue, découvre des indices troublants, se fait happer par quelque chose de bien trop gros pour lui. Autre trame, en 2008, Helena Smith, une brillante scientifique, est recrutée par Marcus Slade, richissime pionnier des nouvelles technologies façon Elon Musk, pour mener à bien ses recherches sur la mémoire. Son premier but : cartographier non seulement les mécanismes mémoriels mais aussi les schémas neuronaux de chaque souvenir. Son objectif à terme : rendre aux patients atteints de maladies neurodégénératives leurs souvenirs perdus. Marcus Slade, en bon visionnaire, voit plus loin. Mais la découverte qu’ils feront les emmènera plus loin encore.

On s’en doute : les trajectoires du flic obstiné et de cette scientifique qui progresse à pas de géants grâce aux techniques optogénétiques et aux tout nouveaux ordinateurs quantiques permettant de modéliser, neurone par neurone, l’ensemble des circuits cérébraux de la mémoire, vont finir par fusionner. Dans des circonstances ahurissantes. Car les cobayes humains de ces expérimentations meurent les uns après les autres. Les renvoyer dans leurs souvenirs les tue. Ou plus exactement le protocole médicamenteux permettant la réactivation d’un souvenir tantôt fonctionne, tantôt est fatal. Mais Marcus Slade observe d’infimes détails que nul autre que lui n’avait remarqués. Rejoue l’expérience. Rejoue le monde. Et finalement gagne le gros lot, un gros lot auquel lui-même n’aurait jamais pensé. Il découvre que les cobayes ne meurent pas réellement, qu’ils recréent une nouvelle réalité, que le monde recommence à partir du moment précis du souvenir ravivé.

« Tu m’as affirmé une fois que la mémoire était notre seul accès à la réalité. Je crois que tu avais raison. Les autres moments, même les vieux souvenirs, se déroulent autant dans le présent que cette phrase que je prononce. On pourrait s’y glisser aussi facilement que dans une pièce voisine. »

À partir de cette mémoire qui définit ce que nous sommes, on peut donc modifier le passé proche et le présent : un souvenir précis, grâce au fauteuil mémoriel d’Helena Smith, devient le point d’ancrage, de restauration dirait-on en langage informatique, à partir duquel on peut tracer un nouveau sillon. C’est donc un ébranlement même de la nature du réel qui dans un premier temps se dessine Mais là où un Philip K. Dick aurait mis l’accent sur le vertige existentiel et sur le morcèlement de la réalité, Blake Crouch soutient et consolide l’ensemble en injectant les gènes du thriller. Ce qui compte, c’est qu’on peut désormais rejouer la partie. Impossible, dès lors, pour le lecteur, de ne pas commencer à songer au vaste corpus des récits de voyage temporel, ou à des ouvrages tels que l’excellent « Replay  » de Ken Grimwood, les « Quinze première vies d’Harry August » de Claire North ou encore le très machiavélique « Sept morts d’Evelyn Hardcastle ».

L’originalité fondamentale de ce roman, qui marche sur les brisées de bien des prédécesseurs, se situe précisément au niveau non pas du « point de restauration », celui du souvenir, mais au moment du présent à partir duquel tout a divergé, le moment ou le cobaye a lâché prise. Lorsque la nouvelle réalité s’est écoulée, lorsqu’arrive de nouveau le moment précis de l’expérience, les individus qui n’y ont pas participé, mais sont d’une manière ou l’autre affectés par les divergences entre les deux passés récents, se trouvent simultanément dépositaires des souvenirs de deux trames temporelles distinctes. Un effet collatéral à la mesure des modifications engendrées par le cobaye, qui peuvent être minimes ou au contraire considérables. D’où de dévastatrices épidémies de ce fameux « Syndrome des Faux Souvenirs » dont les conséquences peuvent se révéler effrayantes.

Du thriller et encore du thriller, donc, pour ce récit qui semble volontairement taillé pour une adaptation cinématographique ou pour une déclinaison en série télévisée. Depuis un premier chapitre très visuel qui a tout de la scène d’introduction d’un long-métrage jusqu’aux apocalypses nucléaires à répétition, en passant par le complexe de recherche isolé sur une plate-forme pétrolière, les interventions des Special Weapons and Tactics, les hélicoptères Blackhawk et tutti quanti, Blake Crouch ne fait pas toujours dans la dentelle et ne rechigne jamais aux clichés, pas plus qu’à un jargon de hard-science (micro trous noirs, pont d’Einstein-Rosen, rayon de Schwarzschild, collisionneurs de hadrons) qui, placé un peu au hasard, n’abusera pas grand-monde. Pourtant, tout fonctionne, les protagonistes se retrouvent les uns et les autres pris dans la spirale très classique où toute tentative d’utiliser le fauteuil mémoriel pour réparer les dommages collatéraux de ses utilisations précédentes ne fait qu’aggraver les choses, comme si quelque imprévisible fatalité venait à chaque fois jouer les grains de sable dans la planification et le rationnel, dans un monde où les individus s’affrontent à coups de redéfinition du présent ou du passé proche par les utilisations répétées d’un mécanisme qui ne tarde pas à tomber entre de mauvaises mains et dont les plans deviennent même – déclinaison dans les inquiétudes du présent oblige – l’objet d’une fuite façon Wiki Leaks ou Panama Papers.

Si Blake Crouch ne fait donc pas toujours dans la finesse, on ne peut lui dénier une véritable astuce et un talent pour exploiter les possibilités offertes par son argument de base. Une grande qualité de ce « Récursion  » est, in fine, de ne pas se cantonner au mode exclusif du techno-thriller en confrontant ses personnages à des thématiques très humaines – les vertiges d’existence sans cesse rejouées, de la lassitude que l’on peut éprouver à vivre et revivre encore sans jamais parvenir à empêcher la fin du monde, les affres et épuisements d’existences dévolues à trouver à l’apocalypse un remède anticipatoire qui jamais ne se dessine – avec, pour finir, happy end oblige, la belle facette romantique d’un amour mille fois décliné.

Si ce « Récursion  » n’est pas toujours parfait, il est toutefois bien meilleur que « Dark Matter  », précédemment publié dans la même collection. Plus dense, plus poignant, plus cohérent, plus ambitieux, ce « Récursion  », articulé autour d’une idée singulière, vient enrichir la thématique du voyage temporel d’une variante inattendue. S’il est traité sur un mode techno-thriller dominant, sans doute au détriment de vertiges dickiens potentiels, il n’en néglige pas moins, sur un rythme soutenu, les problèmes éthiques de la science, les questions existentielles, les interrogations fondamentales sur la nature du réel.


Titre : Récursion (Recursion, 2019)
Auteur : Blake Crouch
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Antoine Monvosin
Couverture : Studio J’ai Lu
Éditeur : J’ai Lu
Collection : Nouveaux Millénaires
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 379
Format (en cm) : 13 x 20
Dépôt légal : octobre 2021
ISBN : 9782290233153
Prix : 19,90 €



Hilaire Alrune
31 octobre 2021


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