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Institut (L’)
Stephen King
Le Livre de Poche, n° 36204, traduit de l’anglais (États-Unis), fantastique, 761 pages, septembre 2021, 9,70 €


Luke Ellis, un gamin surdoué de douze ans, vient de passer des tests pour être admis simultanément dans deux universités prestigieuses. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes : il est accepté, des financements ont été trouvés, ses parents, d’origine modeste, vont pouvoir le suivre et trouver un travail à proximité. Mais, une nuit, Luke est drogué enlevé. Ses parents, il en aura plus tard la prescience, puis la confirmation, ont été assassinés. Luke reprend connaissance dans une chambre qui ressemble à la sienne, dans un endroit coupé du monde, isolé au cœur d’une forêt : l’Institut.

Dans cet Institut, il se trouve au contact d’autres enfants de tous âges, qui, comme lui, ont été brutalement enlevés. Des enfants soumis à un régime oscillant entre colonie de vacances et univers carcéral et où l’obéissance, sous réserve de représailles, doit être totale. Des enfants soumis à des tests, à des injections, à des expériences tantôt anodines et tantôt douloureuses, mais surtout incompréhensibles. Des enfants qui au bout d’un certain temps disparaissent emmenés à l’Arrière, une autre partie de l’Institut où nul ne sait ce qui se passe réellement. Des enfants à qui l’on répète, encore et encore, contre toute évidence, qu’ils vont bientôt retrouver leur vie d’avant. Des enfants perdus qui n’y comprennent rien, qui souffrent, qui désespèrent, qui subissent. Des enfants pour lesquels on ne rechigne pas, pour les faire obéir, à utiliser tous types de carottes (même si le bâton l’emporte de très loin), par exemple à les rendre dépendants de l’alcool ou du tabac.

Difficile, donc, pour ces enfants, de comprendre, du moins dans les premiers temps, ce qui leur arrive. En ce qui concerne Luke, en tout cas, ses facultés intellectuelles ne sont aucunement la raison de sa présence. Son intelligence n’intéresse personne (sous-entendu transparent de Stephen King pour ce roman écrit en période trumpiste : l’Amérique n’a que faire de l’intelligence.) Ce qui a poussé l’Institut à s’intéresser à Luke, c’est une toute autre caractéristique : de temps à autre, sans qu’il ait rien fait pour, une boîte à pizza glisse sur sa table et en tombe. Comme d’elle-même, une corbeille à côté de lui se renverse. Luke porte en lui les germes d’un pouvoir psy. Tout comme les autres enfants de l’Institut : les TK, ou télékinésiques, capables de déplacer un objet à distance, et les TP, ou télépathiques, capables d’entrer dans les esprits. L’institut est en charge de faire quelque chose. Détruire ces pouvoirs embryonnaires ? Les transformer ? Les étudier ? Le régime d’épreuves auxquelles les enfants-cobayes sont soumis est insupportable. La révolte ? Impossible. L’évasion ? Impossible également. Mais Luke est bel et bien un gamin surdoué. Observateur, perspicace, tenace. Voire déjà roublard. Une évasion n’est pas tout à fait hors de propos. Une employée de l’Institut, qui peut-être joue à un double jeu dangereux – à la fois moucharde et en quête de rédemption – pourrait apporter une lueur d’espoir, entrebâiller une porte de sortie. Et les pouvoirs des enfants pourraient bien se retourner contre les membres de l’Institut, ne serait-ce qu’en permettant à certaines des victimes de communiquer directement entre elles sans aucune surveillance possible.

Avec habileté, avec son sens habituel du réalisme, Stephen King laisse aux pouvoirs psy un rôle très secondaire et se concentre sur le sort fait aux enfants. Avec succès : dans un premier temps, ce n’est pas l’horreur qui emporte le lecteur, mais bel et bien l’indignation. En compagnie des enfants, révolté par l’absence totale d’empathie des employés, happé par la curiosité, le lecteur découvre peu à peu le fonctionnement implacable de cet Institut d’autant plus inquiétant qu’il semble longtemps dépourvu de sens.

Parmi les questionnements éthiques et moraux essentiels de « L’Institut » apparaît, de manière assez transparente, la transposition d’un dilemme qui a interpellé nombre d’Américains au cours de la dernière décennie. Les épreuves de caisson-noyade infligées aux enfants ne peuvent pas ne pas réveiller dans l’esprit des lecteurs, et plus encore des compatriotes de King, celui des simulations de noyades (waterboarding), déjà utilisées lors de la guerre du Viêt-Nam, puis vantées comme permettant d’arracher des informations cruciales dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (veto de George Bush Junior mettant fin à son interdiction, affirmation que l’utilisation de cette technique aurait permis la localisation de ben Laden, etc.). Un questionnement moral éternel entre fin et moyens – la fin justifie-t-elle en temps de guerre, officielle ou non, la torture des ennemis ? – porté ici, pour mieux questionner sans doute, à un plus haut niveau : la fin justifie-t-elle la torture d’individus qui ne sont pas en guerre contre l’État, individus de nationalité américaine qui plus est, et, pire encore, individus qui sont des enfants ?

Comme souvent chez Stephen King, le talent de conteur est bien au-dessus de celui de véritable créateur. Rien de nouveau dans la thématique d’individus dotés de pouvoirs particuliers enlevés par des organismes secrets, déjà abondamment déclinée en littérature et au cinéma (tout comme en bande dessinée, avec par exemple la série « Harmony  » de Mathieu Reynès, débutée en 2016), et peu d’inventivité dans ce récit en grande partie linéaire dont la trame narrative, malgré les plus de sept cent cinquante pages du roman, se résume en quelques lignes. C’est donc du côté des qualités reconnues du maître de Bangor que l’on ira chercher les points forts de ce livre : la mise en scène et le réalisme des personnages (tout juste cinquante pages, parfaitement réussies, pour introduire le personnage secondaire du policier), la justesse des dialogues et des psychologies, le maintien d’une certaine tension, et avant tout l’attachement à ces enfants aux destins desquels on s’intéresse et dont on suit avec appréhension le parcours.

Pas d’horreur pure, donc, pas de divagations fantastiques hormis ces pouvoirs télépathiques et télékinésiques qui depuis longtemps font partie du folklore du genre (y compris chez King lui-même, par exemple avec un roman tel que « Carrie  »), et apparaissent ici plus comme des éléments au service du propos que comme les véritables enjeux du récit. Un récit qui interroge subtilement sur le mal, et qui, s’il épouvante, le fait par le biais de la froideur des employés de l’institut, de leur absence totale de scrupules, de leur aptitude à considérer les enfants comme de simples objets, et du plaisir que certains d’entre eux semblent prendre à les brimer, les harceler, voire les torturer. Qui épouvante également par les excès (l’assassinat totalement inutile et gratuit des parents de Luke), considérés comme faisant partie du travail de base et devenus simple routine.

On l’aura compris : avec « L’institut  », King interpelle sur les dérives d’une société dite démocratique dont les aspects fascisants et liberticides sont apparus de manière de plus en plus criante ces dernières années. Au-delà, ou en-deçà, de ce propos social et politique, Stephen King propose au lecteur un authentique thriller teinté de fantastique. Un Stephen King fidèle à lui-même, avec ses qualités (son sens du réalisme, son aptitude à donner corps à ses personnages), ses défauts (certaines longueurs, une tendance marquée à l’autocitation, comme cette mention un peu trop flagrante de Jerusalem’s Lot), ses thématiques récurrentes (les enfants, les théories du complot, les losers et les petites gens plus honorables que les prédateurs du haut de l’échelle sociale), et son sens certain des atmosphères et des ambiances. Un bon Stephen King, donc, qui n’est peut-être pas destiné à marquer les mémoires comme ont pu les faire des recueils tels que « Brume  » ou des romans tels que « Simetierre  », mais peut s’inscrire aux côtés d’œuvres comme « Revival  » ou encore « Joyland  », que nous avions chroniqué ici et .


Titre : L’Institut (The Institute, 2019)
Auteur : Stephen King
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Jean Esch
Couverture : Will Staehler
Éditeur : Le Livre de Poche (édition originale : Albin Michel,2020)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 36204
Pages : 761
Format (en cm) : 11 x 17,8
Dépôt légal : septembre 2021
ISBN : 9782253103424
Prix : 9,70 €



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Hilaire Alrune
17 octobre 2021


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