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Bonne Aventure (La)
Fabrice Colin
Talents hauts, roman (France), sentimental & uchronie, 213 pages, août 2019, 15€

Ombline Sauvage est à l’image de son nom : discrète et solitaire. Elle travaille à la Bibliothèque Royale, coincée -c’est le cas de le dire- entre une supérieure tyrannique, Angèle sa collègue délurée et fêtarde et Marc-André fier-à-bras tout heureux de quitter son poste pour devenir l’icône publicitaire d’une maison de vin.
Un soir gris, sans trop savoir pourquoi, elle pousse la porte de la roulotte d’une diseuse de bonne aventure. Le discours que lui sert la vieille femme tranche avec le blabla attendu : au contraire, si Ombline veut que les choses changent, c’est à la elle de se bouger. Mais en a-t-elle vraiment envie ?



Ombline est orpheline. Son père est mort à la guerre, et avec lui les envies de cinéma de sa fille, qui a remisé sa caméra à la cave et brûlé ses films pourtant prometteurs. Sa mère aussi partie, la voilà seul dans son appartement du 6e étage, avec ses perruches, un couple d’inséparables qu’elle s’en veut de maintenir captives – tout comme elle se maintient captive.
Il y a bien des gens autour d’elle, mais elle ne fait qu’effleurer leur existence : ses collègues, M. Darouche le concierge, et Pierre, son voisin du dessous aussi discret qu’elle. A la faveur d’une évasion de ses oiseaux, elle va pouvoir échanger quelques mots avec lui, le découvrir plus réservé qu’elle, aussi captif de son passé, incarné par la momie de son grand-père dans son salon, rongée par un parasite. A la demande de son médecin, Ombline se retrouve à le surveiller lors de ses escapades nocturnes de somnambule, et en profite pour lui ouvrir son cœur, convaincue qu’il oubliera tout au réveil…

Difficile de ne pas penser au « Fabuleux destin d’Amélie Poulain » à la lecture de « La Bonne Aventure » ! Fabrice Colin nous attache aux pas et aux pensées d’une jeune femme qui vit, survit, au jour le jour, se satisfaisant de peu, fuyant risques et surprises pour préférer le cocon douillet de ses habitudes solitaires. Et les autres, autour d’elle, de la diseuse de bonne aventure à sa collègue, vont essayer, plus ou moins activement, plus ou moins ouvertement, de la sortir de cette apathie sociale, de la pousser vers le bonheur qu’elle a peu d’aller chercher. Le principal subterfuge est de lui confier Pierre, soi-disant somnambule, à qui elle peut tout dire puisqu’il est censé tout oublier ensuite. Aucun engagement nécessaire. Mais Ombline se doute vite (moins que nous) que l’attitude nocturne du jeune homme n’est pas celle d’un endormi, et cette découverte remet ses aveux en perspective…

Simultanément, elle croise un inquiétant personnage à tête de crocodile et sombrero, qui prétend bien la connaître et vouloir la protéger. Est-ce possible, une tête de croco ? Oui, car on avait déjà lu, par petites touches, que l’univers d’Ombline différait du nôtre : une bibliothèque royale, une place Napoléon IV, des tramways, des dirigeables… Fabrice Colin nous peint un Paris uchronique, post-steampunk, proche de notre fin de XXe siècle, aussi embelli que celui du film de Jean-Pierre Jeunet, débarrassé de ses taches de laideur. Discret, en toile de fond, sans excès. Juste gris, à l’écho de la mélancolie permanente de son héroïne. Alors, une tête de croco ? Fantasme ou réalité ? incarnation de l’image du harceleur de femmes seules comme dans la BD choc « Les Crocodiles » ? Non, pas tout à fait, juste la projection de ses propres peurs, qu’elle devra affronter si elle ne veut pas qu’elles la dévorent.
Si les similitudes avec la magie poulinesque sont nombreuses (le spectacle de Pierre, la frivolité de Marc-André, l’aptitude d’Ombline à s’occuper des autres et pas d’elle-même…) , on aura noté d’autres références : la momie du grand-père évoque sans mal « Ravage » de Barjavel, qui posait déjà cette idée de « vivre avec ses aïeux », tournant les gens vers le passé et pas vers leur avenir…

On appréciera de découvrir au fil des pages une société plus tolérante, moins sexiste, là encore ripolinée, améliorée, telle qu’on la rêverait : Angèle est libre et mène sa vie comme elle l’entend, séductrice et fêtarde. Marc-André, malgré ses appels du pied à Ombline, ne fait preuve que d’un machisme de façade. Ombline, malgré ou en dépit de son armure de solitaire, est forte, décidée (même à ne rien faire), et ne se laisse pas faire (quand il s’agit des autres). Enfin, le concierge M. Darouche a un compagnon, et si ces amours sont compliquées, son homosexualité ne choque personne.

Comme dans toute bonne fiction aux allures de conte moral, saupoudrée de cette pincée de magie qui rend moins pointu le quotidien, rien n’est laissé au hasard, comme le découvre Ombline, et certaines rencontres ne sont pas si innocentes. Quelques personnes, moins qu’on le croit, tirent des ficelles, les siennes et celles de Pierre, pour les sortir de leur réserve et faire de leur deux solitudes un seul avenir heureux, comme Audrey Tautou et Matthieu Kassovitz sur leur Vespa.

J’ai une grande affection pour les romans de Fabrice Colin, même si certains m’ont parfois déçu. C’est loin d’être le cas ici ! Pour Talents hauts, éditeur plein de pépites à mettre entre les mains de tous les ados (et pas que), il livre un très très beau roman, plein de délicatesse et de magie, juste assez « fantastique » pour nous écarter du réalisme du quotidien, pour l’émerveiller, et montrer à tous les jeunes adultes effrayés par le monde que le risque en vaut la chandelle, et qu’il est parfois bon de se bouger les fesses, d’attraper en marche le tram de la vie, de se frotter à la vie, de s’y faire des bosses sans gravité puisqu’ils n’ont pas des os de verre. D’oser aller chercher le bonheur quand il ne vient pas tout seul.

Une lecture inspirante, empreinte de juste ce qu’il faut d’extraordinaire pour nous accrocher et résonner au plus profond de chacun, à l’image de son titre, au délicat double sens.


Titre : La bonne aventure
Auteur : Fabrice Colin
Couverture : Katerina Bazantova
Éditeur : Talents Hauts
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 213
Format (en cm) :
Dépôt légal : août 2019
ISBN : 9782362663437
Prix : 15 €


Nicolas Soffray
20 mai 2021


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