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Au Bal des Absents
Catherine Dufour
Seuil, Cadre noir, roman (France), fantastique, 216 pages, septembre 2020, 18€

Claude, la quarantaine, est en bout de course : plus de boulot, plus d’aides, bientôt plus d’appart... En rage contre le système qui prétend aider les gens pour mieux les précariser, des patrons lâches au Pôle Emploi complice. Ne crachant pas sur une rare et bonne occasion de toucher quelques centaines d’euros, elle accepte un job étrange via un réseau social : louer une villa un peu perdue dans la cambrousse et enquêter sur une famille américaine qui y a mystérieusement disparu un an plus tôt.
A l’arrivée en gare le dépaysement est total. Un garagiste local lui vend une voiture potable pour les derniers kilomètres. La maison est jolie mais l’ambiance angoissante. Quant à l’intérieur... Les questions sans réponses affluent, le malaise aussi. Que s’est-il vraiment passé ici ? Simple fait-divers ou présence maléfique ? Et Claude est-elle la première qu’on envoie enquêter ?



On ne présente plus Catherine Dufour, de ses parodies de fantasy savoureuses à ses nouvelles de SF glaçantes, deux fois Grand Prix de l’Imaginaire.
Au Bal des Absents est publié au Seuil, dans la collection Cadre noir, repaire de polars et de romans sombres. La livraison est ici mâtinée de fantastique, saupoudrée de critique sociale, et donne un cocktail détonnant.

On va essayer de ne pas trop dévoiler le mystère, car il est partie intégrante du plaisir de cette lecture : malgré une narration externe, on suit Claude au plus près de ses émotions, de ses préoccupations, au premier rang desquelles l’argent. Totalement précaire, à un cheveu de la pauvreté, sans attaches réelles, Claude plaque tout, soit pas grand-chose, pour ce job facile (vivre un mois dans une belle baraque) et bien payé. Même si elle sent bien que quelque chose cloche. Elle est arrivée à un point de son existence où elle vit au jour le jour et prend tout ce qui se présente comme une rallonge dont elle doit profiter. Au fil des jours, elle reste très précautionneuse, comptant chaque sou, chaque dépense, faisant durer son pécule, mais on la verra aussi céder à la tentation du confort lorsque certaines mannes providentielles lui tombent entre les mains. Certaines dépenses sont une revanche sur la vie (un manteau de fourrure, un bijou), mais sont aussi un bouclier, une image qu’elle peut renvoyer aux autres pour éloigner la pauvreté qui la guette. D’autres dépenses émeuvent : une chambre d’hôtel, une douche chaude...
Loin des enquêteurs « traditionnels », Claude mène ici une double lutte : contre le mystère et la misère. Chaque action ou presque, chacune de ses pensées en porte la trace : elle pèse le risque (vital) et les bénéfices (économiques) à chaque décision. C’est le jeu cruel de la vie : une seule partie, pas de sauvegarde, et toujours anticiper d’avoir les armes pour affronter l’épreuve suivante.

Et celle de Claude est de taille : une famille d’Américains a disparu. Ils revenaient dans cette maison des années après un drame qui les avait déjà frappés ici même. Et pfffut ! Disparus ! Les questions affluent : pas d’enquête locale ? Qui entretient la maison ? Quelles sont les vraies motivations de son commanditaire ? D’ailleurs, qui est-il vraiment ?
Lentement mais sûrement, dans l’esprit aux brides lâchées de son héroïne, Catherine Dufour entremêle le polar en milieu rural pur jus, ambiance fait-divers garantie, et le fantastique, car une présence rôde... Abusant des ressources vidéo de la médiathèque locale [1], elle va faire une boulimie de films et de littérature d’horreur pour essayer de comprendre à quoi elle a affaire, et comment lutter contre. Elle déjoue ainsi les visions terrifiantes de cadavres mutilés, pendus, spectres, sachant que la Chose puise cela dans son esprit. Et nous de nous interroger : y a-t-il vraiment une force démonique, ou Claude donne-t-elle elle-même naissance à ses propres psychoses ? Le doute s’accroit lorsqu’elle commence à donner le nom « Colombe » à la chose, en souvenir d’une formatrice Pôle Emploi qui lui a laissé un souvenir plus qu’amer, vendant des espoirs qu’elle savait irréalistes et empochant un salaire auquel aucun stagiaire n’oserait jamais prétendre. Dans sa tête, dans sa narration, le combat de Claude contre la potentielle Chose devient une revanche contre le Système qu’incarne Colombe. Et Claude ne va pas renoncer, car il n’y a pas ici de rupture conventionnelle ou de lâche échappatoire patronale : ou elle va jusqu’au bout, ou elle fuit. Cela la démange parfois, mais finalement chaque épreuve renforce sa détermination à vaincre la maison et ce qui s’y cache.

Le tout n’est pas dénué d’humour, noir évidemment, avec des protagonistes locaux hauts en couleur et en degré alcoolique, une méthode de lutte contre les forces du mal très empirique, avec gros sel, eau bénite et binette, et une méthode d’exorcisme assez efficace, à base de chapelets de je ne vous dirai pas quoi, mais ce ne sont que de fugaces bouffées d’oxygène dans un récit sans cesse oppressant, étouffé sous les menaces tantôt matérielles (on parle de manger tous les jours et de dormir au chaud, « simplement » et ce n’est pas si simple) tantôt surnaturelles, chaque nouveau pas en avant de son enquête lui faisant frôler les frontières du réel et du rationnel.

Je ne crois pas avoir souvent lu un tel roman, dans lequel on ne sait jamais sur quelles terres la prochaine page va nous conduire, d’où viendra le prochain coup potentiellement fatal. On est admiratif de la force de caractère de Claude, qui monte ses peurs et ses rages les unes contre les autres : elle n’a plus rien à perdre mais elle ne lâche pas l’affaire pour autant. Et l’Univers semble vouloir lui rendre la pareille avec de discrets coups de pouce (entre deux coups de Trafalgar), comme pour la récompenser, au niveau karmique, de ne pas baisser les bras. La fin, cruelle et malicieuse, est probablement à lire en ce sens.

Un livre qui va nous hanter sans doute longtemps ! Et c’est tant mieux, car il est tout ce que doit être un bon roman : original, captivant, provocateur d’émotions contradictoires, et mémorable.


Titre : Au bal des absents
Autrice : Catherine Dufour
Couverture : photomontage
Éditeur : Seuil
Collection : Cadre noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 216
Format (en cm) : 22 x 14,5 x 2
Dépôt légal : septembre 2020
ISBN : 9782021461824
Prix : 18 €



Nicolas Soffray
9 mai 2021


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