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Dieux Silencieux (les) tome 1 : Le Maître des Chagrins
Justin Call
Bragelonne, Fantasy, roman traduit de l’anglais (USA), aout 2020, 548 pages, 25€

Annev est acolyte à l’Académie, une forteresse perdue au milieu de la forêt, où l’on entraîne des orphelins à devenir Avatars, et sillonner le monde pour récupérer les artefacts souillés par la magie de Keos, le dieu fou. La compétition entre les jeunes est rude, et l’échec synonyme d’un statut de serviteur.
Annev a quelques soucis. Il n’a pas l’esprit individualiste nécessaire pour remporter les épreuves, préférant travailler en équipe et ne pas laisser les plus faibles derrière. Il vit un peu à l’écart, puisqu’il est aussi diacre du village, dans l’église tenue par Sodar, le prêtre et mage qui l’a recueilli et élevé, lui inculquant des préceptes assez différents de ses autres maîtres. Enfin, il a un secret : il est manchot, dans une société où la moindre infirmité est pointée comme une souillure de Keos, et vaut la mort. Sodar lui a fourni une prothèse magique, volée à l’Académie, dont la seule possession est toute aussi interdite...
Tandis que se profile la dernière occasion de devenir Avatar, ou finir intendant, Sodar apprend à Annev qu’il est le descendant d’un chevalier qui a vaincu Keos, et que le dieu va bientôt revenir. Annev doit faire un choix entre l’Académie, ses dangers et ses amitiés, ou son Destin...



Ainsi résumé dans les grandes lignes, l’intrigue du « Maître des Chagrins » est assez conventionnelle, mélangeant le héros orphelin, le secret mortel, le parent adoptif qui lui révèle son vrai rôle, et je n’ai pas évoqué le maître de l’Académie, Tosan, qui est l’assassin de ses parents, mais aussi le père de Myjun, la jeune fille dont il est épris. Des ingrédients classiques, fort utile pour monter une histoire faite de révélations fracassantes, de choix douloureux et de dilemmes cruels.

L’intrigue de ce premier volume, à la couverture magnifique, se déroule sur à peine quelques jours, en quatre temps forts qui feront basculer le destin d’Annev en même temps que Justin Call nous immerge dans son quotidien.
C’est là que le bât blesse déjà : l’auteur est très avare en description, et se fier à la sonorité des noms propres du prologue peut nous induire en erreur. Mieux vaut jeter un œil aux deux cartes en début d’ouvrage, mais elles ne sont guère explicites, l’Académie n’y étant pas mentionnée (elle est secrète, ai-je dit plus haut !). Si on a quelques détails sur les tenues des maîtres avatars, il faut parfois attendre pour obtenir un détail physique remarquable (une barbe, un crâne chauve...). D’Annev, on sait l’âge et le handicap dissimulé, mais je serais bien en peine de vous donner la couleur de ses cheveux.
Idem pour les décors : l’auteur nous laisse toute latitude de nous construire une représentation mentale à partir de notre propre vécu personnel. L’Académie est un labyrinthe de pierre sombre, avec des salles immenses. On découvre à la fin que le village est en partie en torchis, mais peu importe tant on y passe peu de temps.
C’est un choix osé, mais l’auteur nous catapulte dans cette histoire sans douceur, aux côtés des affres de son héros, en nous donnant le strict minimum (et encore) pour, petit à petit, recoller les morceaux entre ce qu’il ne prend pas la peine de nous dire et ce que son jeune héros découvre petit à petit. Cela rend la lecture un peu plus ardue dans le premier tiers, mais casse la sensation trop souvent fréquente qu’on nous mâche la compréhension des choses.

Cet écueil dépassé, on s’immerge facilement grâce à une narration externe verrouillée sur Annev, et ses multiples craintes de grand ado : réussir son épreuve, pouvoir demander la fille du directeur en mariage. Dissimuler son secret avant tout. Les nombreuses révélations de Sodar viennent briser cette assurance d’une voie relativement toute tracée, rajoutant des soucis, des risques pour longtemps. Et le mettre devant un dilemme : suivre son mentor de toujours et le destin qu’il lui promet, ou rester, malgré le danger, et mener la vie dont il rêve ? Justin Call retranscrit très bien cette angoisse de pré-adulte au carrefour de sa vie (remplacez l’épreuve par le bac, un concours d’entrée, une embauche...). Le choc entre les révélations de Sodar, son père de substitution qui lui a caché plein de choses, et Tosar, le grand maître, potentiel futur beau-père, fin manipulateur qui joue avec ses craintes et ses espérances, est un régal de cruauté à lire : Annev se rebelle, logiquement, contre le premier, avant de s’en mordre les doigts, et souhaite tellement plaire au second qu’il lui obéit aveuglément (et le regrettera tout autant).

La spécificité de cette histoire est liée au handicap physique. En vertu de leur mythologie (pas forcément présentée de manière très claire), avec un dieu du ciel, Odar, qui a brisé la main de son frère Keos perverti par le mal, les fidèles du premier, auxquels se raccrochent les maîtres de l’Académie (mais ce n’est pas très clair) font la chasse aux mutilés. Sraon, le forgeron, est toléré malgré son œil mort, mais c’est bien parce qu’il est indispensable (et de toute façon un étranger). La moindre blessure nécessitant une amputation est signe de malédiction et donc de condamnation à mort. On voit très bien la vision d’une société parfaite, pure, tolérant mal les faibles.
Quand Annev sortira de l’Académie pour une mission dans la ville la plus proche, il découvrira que cette doctrine extrémiste est loin d’être partagée par tous, et son foyer nous apparaîtra clairement comme un repaire de fanatiques.

Là aussi c’est un ressort classique, mais chaque étape, chaque partie du « Maître des Chagrins » est l’occasion pour le jeune héros de sortir de la vision du monde dictée par l’Académie, d’abord en épiant la conversation de Sodar avec un visiteur, puis en accompagnant un marchand dans la forêt, enfin en découvrant la ville. Et pour nous, bien évidemment, de remettre également en question ces règles que nous avions identifiées comme étant la norme de ce monde. On se dessille peu à peu, même si certaines choses nous avaient quand même mis la puce à l’oreille, découvrant moult nuances de gris dans ce combat contre les Enfants de Keos prôné par les Maîtres, Tosar le premier. Ce premier tome se conclut très naturellement sur une bataille cataclysmique, avec des monstres qui attaquent l’Académie et un Annev tombé plus bas que terre qui se relève, malgré les pertes et les souffrances (dont le rejet de Myjun quand elle découvre son infirmité), pour endosser bon gré mal gré son destin.

« Le Maître des Chagrins » n’est donc pas exempt de défauts et repose sur des éléments très classiques, des ressorts habituels et de nombreuses promesses littéraires dont on devine rapidement la réponse. Mais la qualité du traitement de la psychologie de son héros, l’immersion des scènes d’action, l’excellent timing des révélations et la découverte petit à petit de l’univers en font un divertissement fort plaisant et une lecture rapidement addictive, à peine en dessous (à mon goût) de Brent Weeks (« L’ange de la nuit »), Bradley Beaulieu (« Sharakhaï ») ou RJ Barker (« Le Royaume Blessé »).

Une belle découverte, qui prouve encore une fois qu’une bonne écriture, intelligente, accommode fort bien une histoire classique. On attend la suite de pied ferme.


Titre : Le Maître des Chagrins (Master of Sorrows, 2019)
Série : Les Dieux Silencieux, tome 1
Auteur : Justin Call
Traduction de l’américain (USA) : Nenad Savic
Couverture : Patrick Knowles Design / Tom Febsack
Éditeur : Bragelonne
Collection : fantasy
Site internet : page roman (site éditeur)
Pages : 548
Format (en cm) : 24 x 15,5 x 3,5
Dépôt légal : août 2020
ISBN : 9791028116859
Prix : 25 €



Nicolas Soffray
21 janvier 2021


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