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Station Eleven
Emily St John Mandel
Le Livre de poche, n° 35943, traduit de l’anglais (Canada), science-fiction, 501 pages, octobre 2020, 9,20 €

On ne pourra pas accuser Emily Saint John Mandel d’opportunisme en ces temps de pandémie puisque « Station Eleven », récit d’une pandémie foudroyante et du monde d’après, a été écrit en 2014. Publié chez Rivages en grand format en 2016, puis au format poche en 2018, le voici repris cette fois-ci au Livre de Poche. Un parcours enviable pour ce roman d’Emily Saint John Mandel qui bénéficie par ailleurs d’une belle publicité puisqu’un autre de ses récits, « The Glass Hotel », fait partie de la liste d’ouvrages recommandés par Barack Obama en fin d’année 2020.



« August déclarait que sur une infinité d’univers parallèles, il en existait forcément un où il n’y avait pas eu de pandémie et où il aurait pu devenir physicien comme prévu, ou alors un autre où il y avait eu une pandémie mais avec un virus ayant une structure génétique subtilement différente, une minuscule variante le rendant moins destructeur – en tout cas, un univers où la civilisation n’avait pas pris fin de manière aussi radicale. »

Tout commence au théâtre de Toronto. Arthur Leander, qui joue le roi Lear, s’effondre subitement, terrassé par une crise cardiaque. Pour ne pas choquer les personnes présentes, les secours emportent le corps en laissant croire que l’acteur est encore vivant. Le rideau tombe, tous les décors de ce monde vont s’effondrer les uns après les autres. Car la mort du faux roi, dans ce roman, préfigure la mort de l’Homme, en une ville où le spectateur qui a tenté de réanimer le moribond, Jeevan, est averti par son meilleur ami, médecin à l’hôpital de Toronto, qu’une épidémie foudroyante est en train de flamber dans ses services.

« Il savait, depuis longtemps déjà, que les changement intervenus dans le monde étaient irréversibles, mais cette prise de conscience n’en jetait pas moins une lumière plus crue sur ses souvenirs. La dernière fois que j’ai mangé un cornet de glaces dans un parc ensoleillé. La dernière fois que j’ai dansé dans une boîte de nuit. La dernière fois que j’ai vu un bus circuler. La dernière fois que je suis monté dans un avion qui n’avait pas été converti en habitation, un avion qui décollait vraiment. La dernière fois que j’ai mangé une orange. »

Il y a l’après, il y a eu l’avant. Selon un procédé classique, Emily St John Mandel suit ses personnages sur deux trames temporelles, celle de l’épidémie et celle du monde d’après, en des trajectoires unies par des passerelles subtiles et qui peu à peu vont fusionner. Mais, procédé moins classique, elle y ajoute un passé dense – et quelque peu people –, la carrière depuis ses tout débuts de l’acteur Arthur Leander. Une manière de mettre en scène le monde d’avant non seulement tel qu’il était avant l’épidémie, mais aussi tel qu’il s’est construit au cours des décennies précédentes.

Du théâtre, donc, et du théâtre encore, puisque l’on suit dans le monde la Symphonie Itinérante, qui cherche à conserver, à recréer – théâtre et musique, Shakespeare et Beethoven, et bien d’autres encore – un peu de ce que le passé a laissé derrière lui de mieux, et qu’il faut à tout prix préserver.

Dans cette narration composite, passé et futur, personnages et destins sont peu à peu liés par de minuscules détails – une bande dessinée, une boule à neige, une poignée de vieux magazines, le nom donné à un animal de compagnie – qui tissent entre eux des liens subtils, une correspondance d’abord discrète, puis de plus en plus évidente. On retrouvera ainsi Kirsten, la petite actrice du premier chapitre, mais aussi les personnages du passé d’Arthur Leander – son fils, ses amis, son épouse, son ex-épouse – qui, comme les pièces d’un puzzle longtemps dispersées, comme les éclats d’un kaléidoscope venant se remettre en place, composeront un tout homogène, cohérent, une œuvre complète et achevée.

Si elle n’évite pas le cliché des dérives religieuses et du prophète autoproclamé, figure coutumière des apocalypses de tous types, Emily St John Mandel lui donne ici une figure originale en le faisant intervenir de manière récurrente, parfois en tant que protagoniste et souvent en filigrane, et surtout s’attache à son émergence lente et progressive : à l’inverse de la figure classique, ce prophète n’est pas un converti basculant dans la folie religieuse à l’occasion de l’apocalypse, mais au contraire un enfant suivant un chemin inverse, ayant grandi dans le monde d’après et basculant au cours de sa maturation, une fois initié à la lecture et confronté aux textes saints.

« Vers la fin de sa deuxième décennie à l’aéroport, Clark se prit à réfléchir à la chance qu’il avait eue. Non seulement de survivre, ce qui était déjà extraordinaire en soi, mais d’avoir assisté à la fin d’un monde et au début d’un autre. »

La dernière partie, “Le Terminal” qui est presque un roman à part entière, et par sa focalisation topographique a quelque chose de ballardien, narre le destin d’un petit groupe de survivants bloqués à un aéroport lors de survenue de la crise, qui s’organisent et décident de demeurer sur les lieux mêmes, coupés du monde, ce qui leur sauve vraisemblablement la vie. Peu à peu, lentement, avec finesse, les liens avec toutes les autres parties de récit seront révélées, jusqu’à une conclusion en mi-teinte, mais avec une lueur d’espoir.

C’est sur cette dernière partie, sans doute la plus profonde, avec ses personnages et son étonnant musée d’un monde disparu, que « Station Eleven  » apparaît le plus puissant. Rêverie nostalgique sur un monde perdu, « Station Eleven », en s’affranchissant partiellement des codes du genre, en se démarquant de ces mille récits d’apocalypse qui apparaissent bien plus cinématographiques que littéraires, vient prendre place, comme l’avait fait il y a quelques années « La Route » de Cormac McCarthy, entre littérature de genre et littérature blanche.

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Titre : Station Eleven (Station Eleven, 2014)
Auteur : Emily St John Mandel
Traduction de l’anglais (Canada) : Gérard de Chergé
Couverture : Studio LGF / Carlos Caetano / Arcangel
Éditeur : Livre de Poche (édition originale : Rivages, 2016)
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 35943
Pages : 501
Format (en cm) : 11 x 18
Dépôt légal : octobre 2020
ISBN : 9782253242253
Prix : 9,20 €



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Hilaire Alrune
19 janvier 2021


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