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Mer sans étoiles (La)
Erin Morgenstern
Sonatine, traduit de l’anglais (États-Unis), conte/fantastique/réalisme magique, 643 pages, avril 2020, 23 €


« Loin sous la surface de la terre, à l’abri du soleil et de la lune, sur les rivages de la mer sans étoiles, se trouve un labyrinthe de tunnels et de pièces remplis d’histoires. Des histoires écrites dans des livres, enfermées dans des bocaux, peintes sur les murs. Des odes imprimées sur la peau ou sur des pétales de roses. Des contes gravés sur les carreaux des sols, certains passages effacés sous les pas. Des légendes sculptées dans le cristal des lustres. »

Tout parle d’un livre, toujours. Tout part d’une histoire, toujours. Le livre, c’est ce mystérieux volume sans mention d’auteur, « Doux chagrins », que le jeune Zachary Ezra Rawlins découvre dans la bibliothèque de son université. Cette histoire, c’est celle d’un pirate dans sa geôle qui raconte d’autres histoires encore à une jeune fille chargée de lui apporter sa nourriture et qui finira par l’aider à s’enfuir. Et tout cela est intimement lié. Car les histoires, dans « La Mer sans étoiles » sont aussi des clefs qui sauvent et qui ouvrent bien des portes, qui permettent de s’enfuir et de découvrir le vaste monde. Car les personnages, explique l’auteur, sont également des métaphores, et l’inverse également.

Dès les premières phrases, dès les premiers chapitres, avec ce que découvre Zachary Ezra Rawlins – « Doux chagrins » relate un épisode de sa propre enfance que Zachary est seul à connaître, ce moment où il s’est trouvé devant une porte peinte sur un mur avec l’impression de pouvoir actionner sa poignée, mais a résisté à la tentation absurde de poser la main dessus – Erin Morgenstern entraîne le lecteur dans le vertige d’une construction virtuose. Une technique à la fois en labyrinthe et en abîme qu’elle maîtrise à la perfection (nul hasard si l’on retrouve dans le volume des discussions d’étudiants au sujet des narrations littéraires et des jeux de rôles), avec un savoir-faire évident qui n’exclut ni la poésie ni la grâce.

« Il ne dit pas vraiment le fond de sa pensée, à savoir que son Église, ce sont les histoires que l’on écoute en retenant son souffle, les concerts à s’en faire péter les tympans d’extase ; que sa religion se cache dans le silence de la neige fraîchement tombée, dans un cocktail soigneusement confectionné, ou entre les pages d’un livre, quelque part après le début et avant la fin. »

La poésie et la grâce, car cette « Mer sans étoiles » n’est pas – loin s’en faut – la seule relation de la quête obsessionnelle de Rawlins vers les origines de ce livre, mais aussi, à travers ses mille développements, une floraison de moments uniques et d’images magnifiques, des moments parfois limpides et parfois foisonnants, baroques, à la limite de la surcharge, mille images ébouriffantes que nous ne révélerons pas ici, pour ne pas en gâcher la magie, et pour laisser au lecteur les délices de la découverte.

À travers cette floraison de contes et d’images, à travers la destinée de Rawlins, à travers les échos s’élevant de plusieurs ouvrages qui eux aussi entrent en résonnance – « Doux chagrins », « Fortunes et fables », « La Ballade de Simon et Eleanor » – à travers des chapitres regroupés sous le titre d’ « Autre temps, autre lieu », on découvrira les rituels mystérieux et parfois cruels qui sont également trois chemins, trois longs parcours initiatiques donnant accès aux trois fonctions de ce lieu souterrain et labyrinthique qu’est le port donnant sur la fameuse Mer sans Étoiles : les disciples, les gardiens, les veilleurs. On découvrira ces milles portes réelles ou peintes, ces milles portes cachées ou au contraire apparentes en mille lieux distincts qui permettent de gagner d’autres lieux et parfois d’autres temps, et la guerre que se livrent ceux qui les utilisent et ceux qui, gardiens de livres dépourvus de scrupules, cherchent au contraire à les détruire.

« Zachary se félicite d’avoir une boussole au bout du troisième virage dans ce qui ressemble à un labyrinthe de portes et de livres, où chaque couloir bifurque dans un autre et débouche dans de vastes salles avant de rejoindre à nouveau le tunnel principal. Partout des livres s’entassent sur des étagères qui épousent les courbes de la roche, ou sur des tables, des buffets et des chaises, comme dans un magasin d’antiquités spécialisé dans la littérature. »

Si tout n’est pas parfait dans ce roman – l’histoire d’amour homosexuelle semble insérée au forceps comme un cliché et une figure imposée du roman contemporain et vient rompre de manière particulièrement criante le caractère intemporel du conte, la singularité de la construction fait qu’il n’est pas sûr, malgré la multiplicité des portes, que tout un chacun puisse entrer dans le port de cette « Mer sans étoiles » dont la complexité, comme pour d’autres ouvrages très denses (par exemple « La Maison dans laquelle), demande une concentration perpétuelle au lecteur –, force est d’avouer que ce récit de plus de six cents pages apparaît hors normes. Littérature pour adultes partout imprégnée de la magie des contes pour enfants, « La Mer sans étoiles » captive par une ambiance originale et souvent douce : des péripéties mais pas de rythme frénétique, plutôt des vagues qui se recouvrent et s’enchevêtrent, des échos et des énigmes qui sans cesse éveillent la curiosité et maintiennent l’attention. Une magie à la Stephen Millhauser, l’éternel ressac des contes et des émerveillements, le retour sans fin des motifs – les livres, les clefs, les abeilles et les épées –,des mystères et des narrations qui ne devraient jamais s’achever, car “aucune histoire ne s’achève tant qu’elle continue à être racontée.”

Dans le registre de l’imaginaire, les éditions Sonatine avaient publié l’an dernier l’exceptionnel « Sept morts d’Evelyn Hardcastle » de Stuart Turton. Avec cette « Mer sans étoiles », elles proposent une fois encore un ouvrage qui sort des sentiers battus. À la hauteur du contenu, la présentation – couvertures à rabats à vagues bleu métallisé du plus bel effet, vignettes en décor des titres, pages ouvrant les parties principales encadrées de motifs travaillés et ornées sur le revers d’élégants motifs verticaux – en fait de surcroît un bel objet-livre, et, à l’approche des fêtes de fin d’année, une belle idée de cadeau.
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Titre : La Mer sans étoiles (The Starless Sea, 2019)
Auteur : Erin Morgenstern
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Joëlle Sibony
Couverture : Rémi Papin
Conception graphique : Pey Loi Joay
Éditeur : Sonatine
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 643
Format (en cm) : 13, 5 x 19,5
Dépôt légal : avril 2020
ISBN : 9782355847806
Prix : 23 €



Les éditions Sonatine sur la Yozone :

- « Les Sept morts d’Evelyn Hardcastle » de Stuart Turton
- « Santa Muerte » de Gabino Iglésias
- « Je suis le fleuve » de T.E. Grau
- « Carnets clandestins » de Nicolás Giacobone
- « La Cité de feu » de Kate Mosse


Hilaire Alrune
15 décembre 2020


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