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YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




De synthèse
Karoline Georges
Gallimard, Folio SF, n° 651, science-fiction, 233 pages, février 2020, 7,50€


« Hors de la télévision, tout semblait menaçant, obscur, trop lourd. Et je n’avais alors qu’une envie : plonger davantage dans l’écran. »

Nourrie trop tôt, trop souvent, trop longtemps aux livres, aux dessins animés, aux séries télévisées et aux longs métrages, la narratrice – elle en est parfaitement consciente – a longtemps peiné à distinguer le factice du réel. Son univers à elle n’est pas le dehors mais ce qui est derrière l’écran. Elle ne rêve ni de grandir, ni de découvrir le vaste monde. Elle ne souhaite rien. Elle ne semble avoir ni sentiments ni affects. Sa famille se résume à deux individus, qui eux-mêmes se résument en quelques mots : son père qui boit, sa mère qui, déçue par la vie, incapable d’avoir d’autres enfants, fume interminablement des cigarettes, elle aussi devant une surface lisse, celle de la fenêtre.

Etrange performance que celle de Karoline Georges qui, sur plus de deux cents pages, avec la narration à la première personne d’un personnage qui semble avoir l’esprit aussi plat que les écrans devant lesquels elle passe son semblant d’existence, parvient à garder en éveil l’attention du lecteur. Une narratrice qui par son absence de personnalité et son mode de vie parlera aux plus jeunes mais aussi aux lecteurs plus mûrs avec toute une série de références aux décennies passées, par exemple son admiration inconditionnelle pour Olivia Newton-John alors qu’elle était enfant et le fait qu’elle ait été adolescente au moment de la catastrophe de Tchernobyl.

« Pour ma part, j’avais quatorze ans et ma transformation en image me semblait aussi tout aussi naturelle et prévisible que la puberté. »

Science-fiction très contemporaine, donc, pour la trajectoire extrêmement pauvre, et néanmoins infiniment parlante, de cette enfant, puis jeune fille, puis femme, sans affect, sans personnalité, sans âme. Qui gagne un concours de mannequins sans vraiment le vouloir, séduisant le jury par son inexpressivité parfaite. Qui vit à la perfection son existence de mannequin. Qui accumule les contrats sans même sembler voir les produits sur les publicités desquels elle figure. Qui ne s’intéresse à rien, dont les jours et les années s’écoulent dans la plus totale indifférence au monde et aux autres. Qui, n’ayant jamais eu qu’un semblant d’existence en ne vivant que pour les images, n’en a pas vraiment plus une fois qu’elle en est devenue une. “Ma profession d’objet quasi statique me convenait”, explique-t-elle. “mon art de vivre consistait à passer le plus de temps possible en mode passif, comme si je n’existais déjà presque plus en dehors de l’image”. Et qui n’existe, ou ne fait semblant d’exister, que parmi d’autres mannequins désincarnés au sens propre du terme, c’est-à-dire ne conservant que le strict minimum vital de chair, de viande – il est question de personnages suspendus à leur propre cintre osseux – mais aussi totalement déshumanisés puisque le « top » de ces « top-models » semble être l’absence totale d’émotion – certains d’entre eux sont congédiés pour en avoir laissé paraître. Seule étincelle de vie cérébrale, seul frémissement sur la morne plaine d’un électro-encéphalogramme que l’on devine le plus souvent plat, un autre mannequin qui s’intéresse aux œuvres d’art des musées, et qui, un bref moment, vient rompre des années de vide mental.

« Et souvent, assises sur les bancs des musées, j’ai tenté de retenir ma respiration, sans plus bouger. Sans le savoir, je pratiquais alors une forme de méditation, et chaque fois que je relâchais mon souffle, j’éprouvais un grand calme : à cette époque-là, je n’associais pas ma sérénité à mes exercices, mais plutôt à ma tentative perpétuelle de me transformer en image fixe, même hors de ces séances photo, image qui m’apparaissait de plus en plus comme le lieu de la perfection. »

Si « De Synthèse » narre l’histoire d’une immense vacuité individuelle et de son évolution, il retrace et reflète aussi les déclinaisons et évolutions de ces mondes de l’écran qui sont aussi, pour les plus vulnérables des mondes du vide, de la surface, du superficiel, de l’inexistence. « De synthèse » est l’histoire sans histoire des simulacres de vies aimantées par les surfaces aux couleurs changeantes de l’image toujours animée. On s’en doute : les moments forts du roman sont ceux où la narratrice s’arrache à ces surfaces, réalise que d’autres chose existent : ses réflexions sur la permanence de l’image fixe, lorsqu’une autre mannequin lui fait découvrir les musées, comptent parmi les plus révélatrices. Bien des années plus tard, cette amie qui aura réussi à quitter le monde du mannequinat et à vivre réellement reviendra une nouvelle fois à son secours, lorsqu’elle sera perdue dans un autre monde de surfaces – celui des avatars – qui, comme un simulacre de réalité, sera encore bien trop proche du réel pour qu’elle ne s’y perde pas. Et comprendra, pour finir, qu’elle ne parvient pas à donner visage à son avatar parce qu’on ne donne pas de visage à ce qui n’existe pas.

Bien plus qu’une critique sociale, « De synthèse » apparaît donc comme un constat, un conte glacé de la modernité. Un conte lui aussi clinique, lui aussi, à première vue, lisse et déshumanisé, comme s’il était aussi froid que sa narratrice. Comme un roman de ce vide dans lequel se sont englouties les dernières décennies, un vide dont la puissance et le pouvoir d’attraction s’affinent encore pour mieux engloutir les générations à venir.

« Pendant des décennies, j’ai lu autour de trois mille livres. Et visionné plus de dix mille films. Mais je n’ai pas noué une seule relation humaine. »

Si « De synthèse » fascine, c’est parce qu’il nous décrit une facette dominante de notre présent, et parce qu’il le fait plus et mieux que tout traité de psychologie et de sociologie. Un roman auquel on pourra difficilement reprocher d’être linéaire dans la mesure où cette linéarité est une caractéristique essentielle de l’(in)existence de sa narratrice. Une narratrice à la vie perdue dans cette image animée qui apparaît avant tout comme un immense néant, néant qui devient plus prégnant encore quand elle se retrouve à la fois fortunée et sans travail, et qu’elle réalise qu’il n’y a pas d’après car il n’y avait déjà pas vraiment de pendant.

Pour finir, la narratrice s’arrachera à la surface, mais peut-être, là encore, de manière superficielle, en regagnant le monde des vivants à partir de deux éléments clefs : sa propre naissance et la mort de ses proches. Une fin en définitive très belle avec ces ultimes réconciliations, qui sont avant tout une réconciliation avec l’humain, comme si l’humanité devait fatalement resurgir. S’il n’échappe pas au lecteur qu’une telle conclusion reste ambiguë et douce-amère dans la mesure où entre la naissance de la narratrice et la fin du roman il n’y aura eu pour elle qu’un simulacre d’existence, la richesse et la poésie des derniers chapitres viennent donner une note puissante d’humanité et d’espoir.


Titre : De Synthèse
Auteur : Karoline Georges
Couverture : Aurélien Police
Éditeur : Folio (édition originale : Alto, 2011)
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman
Numéro :651
Pages : 233
Format (en cm) : 11x18
Dépôt légal : février 2020
ISBN : 9782072870675
Prix : 7,50 €


Karoline Georges sur la Yozone :

- « Sous béton »


Hilaire Alrune
25 février 2020


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