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Don de Skullars Newton (Le)
Jean-François Chabas
Calmann-Levy, roman (France), aventures, 326 pages, janvier 2020, 19,50€

Depuis son enfance en Jamaïque, Skullars Newton « lit » les corps, décelant les maux dans la chair vivante. Il s’attire le respect des uns, la défiance des scientifiques, la convoitise d’autres, comme son ami d’enfance Jay-Jay Hearts, devenu Don-Gadda (Parrain) de Tivoly Gardens. Skullars parcourt le monde, jusqu’à chercher l’isolement d’avec l’Humanité. Sissi, la sœur de Jay-Jay, l’aime depuis qu’elle est petite, le poursuit, sans succès, le ratant souvent de peu. Dans l’ombre, Jay-Jay veille, attendant son heure pour mettre la main sur celui que tous appellent « le grand homme ».



Si Jean-François Chabas a une bibliographie jeunesse suffisante pour remplir une bibliothèque, il déploie ponctuellement son talent de conteur pour les adultes, comme en témoigne ce captivant « Don de Skullars Newton ». A la frontière entre roman d’aventure, thriller et conte fantastique, il est une ode à la force de l’homme d’aller jusqu’au bout de ses rêves, cette ténacité capable de briser les barrières.
Le format est classique, alternant les points de vue entre les 3 protagonistes, mais aussi les époques, et parfaitement maîtrisé. On nuance peu à peu les portraits, on exhume les racines de cette traque dont l’auteur va nous dévoiler la conclusion.

Skullars et Jay-Jay sont des principes opposés. Skullars, avec son don, cherche à soulager. Hélas, il ne peut que prévenir, alerter, et pas guérir, et sera confronté à des malades refusant de l’entendre, voire cultivant leur mal de façon plus ou moins consciente, à l’image des sportifs de haut niveau. Malgré l’évidence, les tests en aveugle, les milieux médicaux sont plus que partagés à son sujet, et refusent de reconnaître son don, mettant un frein à son espoir d’en faire profiter le plus grand nombre. Le monnayant auprès des plus riches ou le dispensant sans contrepartie, Skullars, au fil des ans, se forge une armure contre l’humanité, qu’il sait souvent sourde à ses alertes. Son don devient pesant, le poussant à vivre en plein désert, loin de toute vie, dans un silence sensoriel reposant. C’est ainsi qu’il échoue dans les Alpes autrichiennes et achète un refuge difficile d’accès.
A l’inverse, Jay-Jay est la violence incarnée. Dès son adolescence il a eu soif d’un pouvoir absolu, et s’est tout entier versé dans cet objectif, repoussant les limites, développant à son tour, on le devine en filigrane, un pouvoir : une endurance, une force, une capacité à encaisser, à régénérer, un vrai troll, dont il a la silhouette trapue et massive. Chacun de ses actes ne vise qu’à accroitre son emprise sur ses subalternes, qu’il terrorise en permanence, ou son territoire. Son voyage en Angleterre, à la rencontre les barons du crime locaux dans leur ferme, se solde par un bain de sang digne d’un croisement entre le « Snatch » de Guy Ritchie et un Tarentino. Une violence dont il se délecte, symbole pour lui de vie, loin d’une routine morne. Il lui faut sentir son corps souffrir, repousser ses limites, l’adrénaline et autres substances couler à flots. Il se repaît de la douleur qu’il inflige, qu’elle soit physique ou psychologique. Adoptant la fille d’un employé dont il a précipité le trépas, il est ravi de découvrir dans cette gamine de 12 ans un esprit aussi affûté que rebelle, à la mesure du sien, loin des hommes frustres et ignorants qui rampent de peur devant lui.

Entre les deux, Sissi est l’occasion de parler d’amour. Un amour compliqué, puisqu’elle a une bonne quinzaine d’années de moins que son frère et son ami ; qu’elle adulte Skullars depuis toujours. Protégée par sa mère, qui a banni Jay-Jay de son foyer lorsqu’il a commencé à noyer le quartier dans le sang, elle mène un double jeu, fuyant le Don-Gadda, devenant prostituée de luxe pour mieux le narguer et vivre sans attaches, mais n’hésitant pas à brandir le nom de son frère si nécessaire. Elle est un miroir de Skullars : témoin des fantasmes inavoués de ses clients, elle les soigne à sa façon, profitant de leur étreinte contractuelle pour bousculer leurs repères, guérissant, redressant leur âme. Nomade absolue (elle jette ses vêtements sales), elle est tout entière dévolue à sa quête de Skullars, à ses retrouvailles avec l’homme qu’elle aime depuis toujours, c’est un sentiment absolu, qu’elle dissocie totalement de son activité professionnelle, qui n’est au mieux qu’un moyen de mener sa quête à bien, un apprentissage pour se montrer à la hauteur du grand homme, dans un fantasme presque enfantin qui explosera face à la réalité.

Au-delà des trois protagonistes principaux, c’est le monde moderne qui est dépeint par Jean-Françoise Chabas. La Jamaïque de leur enfance mélange une pauvreté délétère dont les parents tentent de protéger leurs enfants, une violence quotidienne à laquelle ils sont très vite confrontés, et des moments de beauté à gagner durement, dans le refus du racisme ou l’affirmation de soi, quand Skullars explique les valeurs rastafaries. Le monde contemporain n’en paraît que plus irréel : Sissi voyage d’un pays à l’autre, d’un client à l’autre, entre hôtels et aéroports ; son escale au poste de police lui rappelle d’où elle vient et à quel monde elle appartient, où elle se sent elle-même et pas une comédienne derrière un masque glacé. Jay-Jay semble emporter le monde avec lui, tant en sa présence tout doit forcément graviter autour de sa personne, il ne peut qu’en être le soleil, le centre. Skullars oppose l’exiguïté de son refuge à l’immensité des montagnes enneigées ; la perturbation viendra d’une femme qui viendra le trouver.

Sans divulguer la conclusion, la mécanique implacable du thriller conduit « forcément » Sissi et, tel un squale dans son sillage, Jay-Jay, jusqu’à Skullars. L’auteur refuse les conclusions trop épiques, impasses mexicaines et autres grosses ficelles du genre, ce qui n’en rend les dernières pages que plus réalistes, pragmatiques et brutales.

Je l’ai déjà écrit, sans doute même plusieurs fois : Jean-François Chabas captive. Moi qui suis peu friand de thriller ou de littérature « réaliste », j’avais déjà été emporté par « Les Rêves rouges », où la goutte de fantastique, suggérée, avait été un moteur suffisant. C’est le cas ici aussi, puisque le don de Skullars est à la fois le centre de l’intrigue, la raison de tout cela, et un élément passif, puisque le moteur est cette attraction, parfois malsaine, des uns pour les autres. Entre la violence primale de Jay-Jay, exercée en Jamaïque ou dans la ferme anglaise, l’ultra-consumérisme de Sissi, fantôme et vampire du pire du capitalisme (jusque dans son corps), et la soif de paix, de calme intérieur de Skullars, Jean-François Chabas fait un tour d’horizon complet de notre temps. Son roman ne s’en dévore que plus vite, les caractères poussés à l’extrême de ses personnages le confiant au conte, tandis que son hyper-réalisme et sa documentation le tirent vers le thriller d’aventures.


Titre : Le Don de Skullars Newton
Auteur : Jean-François Chabas
Couverture : Flamidon
Éditeur : Calmann-Levy
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 326
Format (en cm) : 24 x 15 x 3
Dépôt légal : janvier 2020
ISBN : 9782702165461
Prix : 19,50 €



Nicolas Soffray
25 janvier 2020


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