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Fille dans la tour (La)
Katherine Arden
Denoël, Lunes d’Encre, traduit de l’anglais (États-Unis), fantasy, 411 pages, septembre 2019, 21,90€


Il est rare que des romans de fantasy parviennent encore à happer d’emblée le lecteur et que celui-ci ait dès les premiers paragraphes l’impression de retrouver cette véritable alchimie de l’écriture qui fait trop souvent défaut au genre. Dès le prologue de cette « Fille dans la tour », à peine deux pages, on sent poindre une magie à la C.S. Lewis. Même si le roman se révèle rapidement plus dur, plus âpre, plus violent et plus réaliste que les œuvres de cet auteur, la magie ne disparaîtra jamais entièrement. Et pour cause : si le roman se déroule à une époque historique précise, celle d’un Moscou médiéval et encore embryonnaire où les ancêtres des peuples russes – les Rus’ – sont encore sous la coupe des hordes Tatars, ce quatorzième siècle de l’Est est aussi celui où existent réellement des figures qui pour nous relèvent du simple folklore.

Un folklore que nous autres français ne connaissons pour la plupart que de manière extrêmement superficielle et au sujet duquel nous en apprendrons pour la plupart beaucoup. Si les amateurs de littératures de l’imaginaire ont tous entendu parler sous une forme ou une autre du roi de l’hiver – dont la légende est rappelée dès les premiers chapitres – peu sont au fait des redoutables chiorti, démons russes omniprésents comme le domovoï, esprit protecteur ou gardien du foyer, le dvorovoï, son équivalent de la cour, le gamaïoun qui prédit l’avenir, ou encore la polounotchnitsa, terrifiante « femme de minuit ». Des démons qui restent cependant discrets et que l’auteur intègre subtilement aux péripéties, dans la mesure où rares sont les humains capables de les voir, de les aborder, et de s’entretenir avec eux.

« La maison ressemblait à un bosquet de sapins qui aurait décidé de devenir une maison pour la nuit mais s’y serait mal pris. Des ténèbres luisantes, comme celles de nuages et d’une lune intermittente, emplissaient les espaces entre les chevrons. Les ombres des branches se balançaient sur le sol, mais les murs paraissaient tout de même solides. »

Plus qu’une histoire de démons, « La Fille dans la tour » est l’histoire de Vassia, une jeune fille légèrement étrange, désireuse de vivre un peu plus qu’une simple existence de femme, et qui pour ces deux raisons suscite l’inquiétude : elle pourrait bien être une sorcière. Après une tragédie familiale qui peu à peu se dessinera à travers les dialogues, elle s’enfuit, chevauche à travers les forêts enneigées, est sauvée par un étrange roi de l’hiver qui la dissuade d’aller plus loin, d’aller à la rencontre des villes et des hommes. Mais Vassia s’obstine, et l’on devine qu’elle ira d’émerveillements en déconvenues. Entre Rus’ devant payer aux Tatars des tributs, entre brigands insaisissables attaquant les villages, entre fuites et chevauchées, on ne soufflera guère tout en découvrant par petites touches les éléments et personnages essentiels à l’intrigue : le frère de Vassia, Alexsandr Perevest, moine soldat, sa sœur Olga, le prince moscovite Dimitri, le mystérieux Kassai, le prêtre Konstantin et enfin la fille d’Olga, qui, comme Vassia, pourrait bien être elle aussi capable de voir les fantômes.

Après une première moitié formidable, située pour l’essentiel à travers les zones enneigées, le récit s’achemine vers des intrigues complexes dans la cité de Moscou. Le seul reproche que l’on pourrait faire est que dès lors tous les éléments orientent, peut-être de manière un peu trop facile à deviner pour le lecteur, vers un dénouement inexorable, comme dans les drames classiques. Pour autant – car nous restons dans un conte – la fin ne sera pas exclusivement tragique. Si Katherine Arden apparaît extrêmement influencée par les sensibilités européennes, elle ne se dérobe pas pour autant aux rituels de la « happy end » et des derniers chapitres particulièrement spectaculaires, mais parvient à s’y plier sans excès ni rupture de cohérence. Tout fonctionne donc d’un bout à l’autre de ce roman : la magie d’une écriture soignée, de personnages crédibles, un dosage équilibré d’éléments historiques et fantastiques – éléments que des notes et un glossaire, en fin de volume, viennent utilement éclairer.

« Mais Vassia ne s’intéressait ni aux feux ni aux chants. L’autre monde, l’ancestral, avait pris possession d’elle, maintenant, avec sa beauté pure, ses mystères, sa sauvagerie. Ils franchirent les portes du Kremlin au galop sans attirer l’attention, et les chevaux filèrent à droite, faisant la course entre les maisons en fête. Puis l’écho des sabots changea, et la rivière s’offrit tel un ruban à leurs regards. Ils laissèrent les fumées de la ville derrière eux, et tout ne fut plus que neige et lueur de lune.  »

Si le personnage principal de cette « Fille dans la tour » est une jeune femme, si l’un des thèmes du récit est bel et bien la liberté refusée à la gente féminine en des temps considérés comme obscurs, à une époque où toute femme qui ne rentrait pas dans le moule ne pouvait être considérée autrement que comme une sorcière, rien ne permet de penser que cette préoccupation soit en lien avec le phénomène sociologique contemporain de la lecture systématique de toute nouveauté (ou de la relecture de tout classique, sans tenir aucunement compte du contexte) à travers le prisme obsessionnel et monomaniaque du féminisme. La thématique traverse en effet le récit en profondeur du début à la fin et n’apparaît jamais insérée artificiellement, ni sous forme d’ânonnements vertueux, comme on le voit hélas trop souvent.

En ceci, mais aussi par sa part d’intemporel, que le recours à une époque précise de l’histoire ne vient jamais grever, « La Fille dans la tour » se rapproche plus d’un récit classique que d’une de ces déclinaisons sans nombre et sans supplément d’âme que la fantasy produit en quantités considérables. On a l’impression que « La Fille dans la tour » pourrait appartenir à cette catégorie rare de romans écrits au cours des siècles précédents et qui n’ont jamais vieilli. Mieux encore, absolument rien dans ce roman – et en ceci la quatrième de couverture n’est aucunement mensongère – ne permet de le savoir que « La Fille dans la tour » est le second tome d’une trilogie. Pour ceux qui comme nous n’ont pas lu le volume précédent, « La Fille dans la tour » apparaît comme une belle réussite et une invite à lire « L’Ours et le Rossignol », autres aventures de Vassia dans la moscovie médiévale.

Titre : La Fille dans la Tour (The Girl in the Tower, 2018)
Auteur : Katherine Arden
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Jacques Collin
Couverture : Aurélien Police
Éditeur : Denoël
Collection : Lunes d’Encre
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 411
Format (en cm) :14 x 22,7
Dépôt légal : septembre 2019
ISBN : 9782207143988
Prix : 21,90€



Lunes d’Encre sur la Yozone :

- « Morwenna » de Jo Walton
- « Pierre de vie » de Jo Walton
- « Blues pour Irontown » de John Varley


Hilaire Alrune
23 septembre 2019


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