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Chant mortel du soleil (Le)
Franck Ferric
Albin Michel, collection Imaginaire, héroïc-fantasy, 376 pages, avril 2019, 21,90€


« C’est depuis les hauteurs du monde que nous déferlons. Observe donc ce que peut une avalanche, lorsqu’elle déferle de si haut.  »

Dans le monde décrit par Franck Ferric ne subsistent que deux véritables puissances. D’un côté les Montagnards, fédérés et menés par leur roi Arratan, unis dans un seul et unique rêve, un seul et unique but : tuer le dernier dieu sur terre. De l’autre, les royaumes rassemblés autour de la cité forteresse d’Ishroun, sanctuaire de ce dernier dieu, de ce dernier culte, celui de la Première Flamme. Chaque année, les Montagnards déferlent vers la plaine et mettent à mal les provinces autour d’Ishroun : un phénomène et un fléau récurrent que les uns et les autres nomment l’Avalanche. Un équilibre précaire est atteint : le roi d’Ishroun paye un tribut, les montagnards repartent. Cette fois-ci, cependant, l’Avalanche est victime de son élan. Elle va trop loin, en demande trop. Les entrevues entre puissants tournent au sur. Ce sera la fin de l’un ou de l’autre. Cela finira comme à Carthage.

Pourtant, « Le Chant mortel du soleil  » ne se résume ni à un affrontement ni à un siège. Un jeu trouble est mené auprès d’Arratan par un sorcier surgi de nulle part. Kosum, une esclave des plaines, est libérée par des cavaliers-flèches drujes à la solde d’Arratan : le début d’une odyssée non pas parallèle, mais plutôt à rebours, qui ne les conduira pas seulement jusqu’aux montagnes mais bien au-delà de leur but initial, vers les sources de la croisade, vers les origines de toute cette histoire. Pour Kosum, une possibilité d’affranchissement, mais aussi une découverte du monde, de ses dangers, de ses contradictions.

Nous l’avions écrit dans notre chronique des « Tangences divines  » : un des points forts de l’auteur est sa plume. Une bonne raison de ne pas laisser passer ce que l’on négligerait chez un vulgaire grimaud : les anacoluthes. Car, des phrases du style “À force de mener ses hommes tapiner leurs marges septentrionales, les Plaines avaient fait de lui un fou de guerre”, ou “Alors que, toujours cloué au sol par la lame de Gansogt, celle-ci armait déjà son bras pour lui raccourcir le col, Tasral parvint à dégager son tranchoir”, le roman n’en contient pas une poignée mais des dizaines, ce que l’on peine à comprendre : de telles incohérences syntaxiques n’apportent aucun bénéfice sur le plan du style et heurtent sans cesse à la lecture. Hormis ce défaut, on reconnaîtra une fois encore le travail consenti par l’auteur. Le recours aux termes anciens et atypiques se fait avec tact et mesure ; leur choix est sans cesse pesé, contrôlé, apportant au paragraphe, à la phrase, la sonorité et la rugosité nécessaires. On trouve par endroits des segmentations en phrases courtes, des ruptures là où on ne les attendrait pas, mais qui elles aussi sont employées sans excès. La prose, parfois riche, ne verse jamais dans la surcharge ; le style, toujours en adéquation avec le propos et avec l’âpreté des situations reste dense, concis, efficace. Un soin tout particulier qui à l’évidence porte ses fruits : d’un bout à l’autre du roman, malgré la diversité des situations et des ambiances, chaque chapitre fonctionne, chaque scène trouve sa juste tonalité.

Juste tonalité, donc, pour une héroïc-fantasy dans la vraie tradition du genre, velue, violente, sanglante, cruelle, hormonale, sans concession. Pourtant, là n’est pas l’essentiel. « Le Chant mortel du soleil » ne se borne pas, loin s’en faut, à l’affrontement entre deux armées ou entre deux mondes. Comme dans certaines œuvres de Howard, on trouve en toile de fond une réflexion sur la civilisation et la barbarie, et sur les mirages dont les uns et les autres sont victimes. La différence frappante des motifs et des emblèmes, le distinguo trop évident entre volumes circonscrits et espaces sans fin, la limite trop nette des murailles n’instruisent pas mais aveuglent, suggèrent des oppositions, des antagonismes, des antithèses qui en définitive s’avèrent fallacieuses. Ce qui apparaît trop flagrant pourrait n’être rien d’autre qu’une illusion mentale. Pas de manichéisme : brutes et sages sont répartis de part et d’autre.

« Cet ample chœur, qui pleure et qui espère, je le connais bien. C’est celui de l’homme. De sa crainte de ce monde qui le produit, le nourrit. Mais qui dans le même temps l’opprime, l’écrase et menace de l’engloutir à toute heure. Les accords de ce chant sont le baume des dieux. »

En trame de fond, il est beaucoup question d’asservissement dans ce roman – par la religion, mais aussi par la force et par les usages. Entre barbares et dévots, rien de si différent : travers comparables, et prétextes à destructions, esclavagisme, exactions sanguinaires. On le voit, la frontière est poreuse, la nature humaine reste la même des deux côtés. Les barbares, dans le roman, n’ont pas tout à fait compris que l’on ne fait pas disparaître une religion en massacrant ses prêtres, en faisant disparaître son symbole, une flamme aux propriétés atypiques. Pas plus que, dans notre monde, les fanatiques religieux n’ont compris qu’ils ne parviendront jamais à faire disparaître les autres cultes, la liberté de pensée, la liberté d’expression en assassinant leurs hérauts. On s’attaque aux individus, aux symboles, parce que l’on n’est pas capable de s’attaquer aux racines des problèmes, et encore moins aux idées, aux concepts, qui trouvent leurs origines d’un côté comme de l’autre.

« L’unique chose qui me maintienne encore en vie, qui garde incandescente ma volonté de perdurer, c’est sentir le souffle du monde. Palper le pouls de l’histoire, celle qui dépasse les hommes, dont seuls prendront conscience ceux qui observeront notre temps dans les siècles à venir. »

On se souvient de la formule de Pascal : “Un roi sans divertissement est un homme plein de misères.” On connaît le succès de la formule chez Giono, puis chez Jacques Abeille. C’est à l’œuvre de ce dernier, « Les Jardins statuaires » et surtout à l’une de ses suites, « Un homme plein de misère », que l’on peut rapporter l’un des nombreux propos de Ferric : peu après la victoire, après avoir mis ses convictions en pratique jusqu’à l’exploit, Arratan, le grand Qsar, désemparé, désœuvré, en proie à un désarroi croissant, se retrouve à son tour rongé par le doute. L’ennemi, la divinité, le but étaient la béquille sans laquelle tout s’effondre. En détruisant la cité – la polis – il est amené à comprendre une éternelle leçon politique : il est possible de fédérer contre, mais, l’adversaire à peine défait, l’unité se lézarde, les antagonismes resurgissent. Tout comme les barbares de Jacques Abeille se trouvent incapables d’occuper durablement la ville de Terrèbre, ceux de Ferric échouent à investir une cité qui mentalement leur échappe. Ils tournent en rond, s’en repartent dans les steppes ou les montagnes, se scindent à nouveau en clans. La faille est dans la réussite même, le succès de la horde signe inéluctablement son déclin.

On peut apprécier ce « Chant mortel du soleil » pour ce qu’il n’est pas. Il n’est pas le premier tome d’une trilogie. Il n’est pas la énième création d’un monde avec son énième système de magie. Il n’est pas un décalque de production cinématographique ou ludique. Il n’est pas un énième roman prétendant jouer avec les codes du genre. C’est déjà beaucoup. Bien mieux qu’un succédané, « Le Chant mortel du soleil » est une œuvre véritable, un roman qui tranche et qui pense, un roman où le sang gicle et où l’on réfléchit, un roman que l’on peut lire et relire, mais aussi méditer, comme l’on médite en contemplant un tableau, un paysage, une forteresse en ruines, le crâne poli d’une vanité.


Titre : Le Chant mortel du soleil
Auteur : Franck Ferric
Couverture : Guillaume Sorel
Éditeur : Albin Michel
Collection : Imaginaire
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 376
Format (en cm) : 20,5 x 14
Dépôt légal : avril 2019
ISBN : 978226440792
Prix : 21, 90 €


Franck Ferric sur la Yozone :

- Trois oboles pour Charon
- Les Tangences divines
- Marches nocturnes

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Hilaire Alrune
25 août 2019


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