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Loterie et autres contes noirs (La)
Shirley Jackson
Rivages, Noir, nouvelles (USA), contes noirs, 250 pages, février 2019, 16€

Une loterie peu ordinaire, une bonne citoyenne, une fugueuse, une étrange sensation d’être suivi, des rumeurs qui courent...
Et une pointe de fantastique.



Si la carrière littéraire de Shirley Jackson fut aussi brève que sa vie (elle s’éteint à 48 ans), elle fut un météore qui marqua les esprit et la littérature américaine. Stephen King la cite comme son influence majeure. Depuis 2007 un Shirley Jackson Award récompense les œuvres de suspense et de fantastique. L’illustrateur Miles Hyman, petit-fils de l’autrice, participe activement à la promotion de son oeuvre : son adaptation en bande dessinée de « La Loterie », première publication retentissante de Shirley Jackson en 1948, retranscrit parfaitement en images la puissance de la prose de sa grand-mère.

Introuvables depuis plus de 20 ans en français, ses nouvelles bénéficient grâce à Rivages d’une nouvelle traduction, d’une couverture ET d’une postface de Miles Hyman (forcément), pour un très bel ouvrage auquel il n’y a pas grand-chose à reprocher (seule l’absence des dates d’écriture et de première parution de chaque texte me semble manquer).

Les contes de Shirley Jackson sont autant d’exercices de style, comme l’explique Hyman en postface. L’autrice se plaît cependant, pour installer son suspense psychologique, à taire au lecteur les éléments primordiaux nécessaires à la compréhension, pour les distiller goutte à goutte. Ainsi de “La loterie”, où un maigre indice (un tas de pierres) ne nous laisse pas envisager le pire, révélé à la dernière ligne. Le suspens est d’autant plus fort qu’on ignore jusqu’au dernier moment l’enjeu de cette loterie qui semble pourtant bon enfant. Seule l’indignation de Tessie Hutchinson nous laisse envisager le pire.
La possibilité du Mal” a reçu en 1965 le prix Edgar-Allan-Poe. Ici aussi, une petite ville tranquille d’Amérique profonde, et Miss Adela Strangeworth, vénérable citoyenne, vieille dame discrète et âme de la rue. Mais cette bonne âme inonde son voisinage de lettres anonymes, répandant le poison du doute, certaine de ses observations, préférant prévenir que guérir. Sans jamais penser au mal qu’elle-même produit, car il est un mal nécessaire. Ici encore, l’autrice sonde en profondeur l’âme de son pays, mélange de puritanisme, d’hypocrisie et de méchanceté à peine voilée.
Louisa, je t’en prie, reviens à la maison” nous conte la fugue savoureuse d’une jeune fille, dernier acte destiné à empoisonner la vie de ses parents, le jour du mariage de sa sœur aînée. Son plan minutieusement réfléchi nous laisse entrevoir cette possibilité qu’il y avait encore, dans l’Amérique des années 50, à se fondre dans la masse grouillante, à disparaître. Pour la jeune femme, opprimée, brimée, c’est une renaissance, et loin de la pression familiale elle s’émancipe et vit pour de bon. Lorsqu’elle se retrouve confrontée à sa famille, et à sa mère qui refuse de la croire morte, lançant un appel à la radio tous les ans, son regard sur eux change encore, et pas en bien. Shirley Jackson confronte ici une jeunesse et une femme désireuses de se libérer des carcans sociétaux à cette image de la famille idéale américaine, trop lisse dans ses succès comme ses peines, incapable de reconnaître ses erreurs.

Paranoïa ” est une course-poursuite à la tension grandissante, la sortie du bureau d’un employé tout ce qu’il y a d’ordinaire se change, à ses yeux, en traque impitoyable émaillée d’échanges aussi glaçants qu’ubuesques. La chute ajoute une pointe supplémentaire de sel.

La lune de miel de Mrs Smith” joue à double titre avec nos nerfs. Toute la société qui gravite autour de la jeune mariée semble se retenir d’aborder un sujet scabreux mais qui leur brûle les lèvres à tous. Lorsqu’enfin la voisine crève l’abcès, c’est l’ambiguïté de l’épouse qui nous interroge jusqu’au bout. Et je doute encore du sens de la chute... Un doute savamment travaillée par l’autrice, autour d’une pulsion de mort très déstabilisante.
L’apprenti sorcier” met en scène une enseignante timide et réservée aux prises, dans son appartement-cocon, avec une petite voisine indocile et envahissante. Enfants-rois contre adultes démissionnaires, fragiles, là encore le vernis de « normalité » part en lambeaux.
Le Bon Samaritain” est une nouvelle à chute noire à souhait : trouvant une jeune fille ivre morte dans la rue, un homme se démène pour la ramener chez elle, à l’abri d’éventuels dangers, et se heurte à l’indolence voire au mépris de tous ceux qu’il interpellent, passants, patron de bar, chauffeur de taxi. Le titre original vendait la mèche, le twist n’en est ici que plus savoureux.

Elle a seulement dit oui” pousse sur les terres du fantastique. La voisine des Lanson raconte comment, lorsque ces derniers décèdent dans un accident de voiture, elle est allée chez eux annoncer la nouvelle à leur grande fille Vicky. Et que celle-ci n’a eu aucune émotion, accusant l’information d’un simple « oui ». Prenant la jeune fille chez elle le temps que sa tante vienne de Londres, la voisine ne peut s’empêcher de trouver Vicky étrange. Son manque d’émotivité ouvre le robinet d’autre griefs, sur son éducation, et amène d’autres reproches à la vie un peu trop libre de ses parents, trop fêtards, pas assez discrets...Sourde aux multiples prédictions de Vicky (on serait chez Stephen King, j’aurai hurlé au shining), qui mettent tout le monde mal à l’aise, elle est plus que soulagée quand elle s’en débarrasse enfin. L’Amérique bien-pensante se heurte au paranormal, les apparences à un pouvoir bien supérieur, les bornes de l’éducation sociale à quelqu’un qui n’en a pas conscience. L’autrice excelle à nous faire ressentir le malaise de cette femme gentille et serviable jusqu’à un certain point vite atteint, et de son manque d’empathie face à quelque chose qu’elle a déclarée non conforme à sa propre vision des choses. La dernière ligne, presque attendue, pour le coup, frappe comme un juste retour de bâton.

Quelle idée”, très brève mais géniale. une pulsion incongrue de meurtre naît dans l’esprit d’une bonne épouse. Et au fil des minutes d’une soirée banale, tandis qu’elle lutte contre, parce qu’elle n’a aucune raison d’y accorder intérêt, la pulsion grandit, grandit... En 5 pages, toute une vie s’effondre. Magnifiquement implacable.

Trésors de famille” fait écho à “Louisa...” Dans un pensionnat, une élève effacée commet de menus larcins et observe la façon de réagir des différents groupes de filles autour desquels elle gravite, trop fade pour y être totalement acceptée mais trop invisible pour que parfois même on la remarque. et jamais on ne la suspecte, pour cette raison. Sous les traits d’une innocente, Shirley Jackson nous laisse entrevoir la naissance d’un monstre manipulateur, qui renvoie à la société le reflet de ses propres failles, de sa propre faiblesse face aux secrets qu’elle couve jalousement.

La bonne épouse” relève des textes à clés. page après page, les questions se succèdent. Pourquoi reste-t-elle dans sa chambre ? pourquoi son mari l’enferme-t-il ? Qui ment ? La manipulation change de camp, et là encore c’est une merveille d’écriture qui nous berne, car le fou n’est pas celui qu’on croit.

Seconde incursion dans le fantastique avec “A la maison”. Une citadine cherche, un peu brutalement, à s’insérer dans la vie sociale de la bourgade où son mari et elle se sont installés. Prenant de haut tous ces gens taiseux et un peu étroits d’esprit, elle fait fi de leur conseil. Confrontée à l’inexplicable, elle tente même d’en tirer parti, malgré les avertissements de son mari, avant de finalement comprendre quelle est la meilleure façon d’agir. Là encore, la puissance du moule social auquel on doit se conformer s’oppose à la vérité.

Enfin, Les vacanciers nous met face à un couple de retraité, les Allison, qui, pour une fois, décide de profiter de son chalet au bord du lac quelques semaines de plus, au lieu de rentrer à New York. Tous les commerçants du village, à cette annonce, leur font la réflexion qu’aucun touriste n’est jamais resté après la Fête du travail. Lentement mais sûrement, on voit s’effriter la gentillesse de façade, cette tolérance de l’invasion estivale des gens de la ville. Très vite, sous prétexte de fin de saison, tout le fonctionnement de la ville change, et les Allison se voient refuser leurs livraisons de provisions, leur approvisionnement et fioul et même la livraison de leur courrier. Implacablement, les commerçants leur font ressentir que leur temps ici est terminé - allégorie de la mort ?- et qu’ils ne sont plus les bienvenus. Eux s’accrochent, prêts à de nombreux sacrifices sur leur confort, jusqu’à atteindre un point de non-retour dramatique.

On ne fait pas de vagues dans la société américaine décrite par Shirley Jackson. Tout est y apparence, et dissimule les pires travers de l’âme humaine. Sans effets de style tapageurs, chaque histoire raconte ces fissures, ces refus de se plier à la dictature du plus grand nombre, de ne pas faire bonne figure. Le quotidien merveilleux bascule alors si vite dans le cauchemar que c’en est aussi effrayant de délicieux à lire.

Écrit il y a plus d’un demi-siècle, sans doute ma lecture la plus mémorable de cette année.


Titre : La Loterie et autres contes noirs (Dark tales, 1948-1965)
Autrice : Shirley Jackson (1916-1965)
Traduction de l’américain (USA) : Fabienne Duvigneau
Couverture : Miles Hyman
Postface : Miles Hyman
Éditeur : Rivages
Collection : Noir
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 250
Format (en cm) : 19,5 x 12 x 2,2
Dépôt légal : février 2019
ISBN : 9782743646424
Prix : 16 €



Nicolas Soffray
14 août 2019


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