Le titre commence sur la première de couverture, se poursuit sur la quatrième en passant par la tranche, tandis que l’illustration suit le chemin inverse, de la quatrième à la première, en passant par le dos. Ainsi mots et mâchoire de saurien entourent-ils, en liant et mordant, ce mince volume.
« Le corps inerte, rompu, avait été refoulé aux confins de la nuit sur une berge où l’attendaient d’autres démons. »
On l’avait deviné en le feuilletant : ce sera décousu. Un monologue, un soliloque, un aparté presque, qui commence au Bar des Nuits Noires et se termine on ne sait où. Un homme voit, ressent, se souvient, divague. Il a décidé de ne plus parler, à moins qu’il ne le puisse plus. Il semble muré, prostré, perdu entre rêve et réalité.
« Qui êtes-vous ?
– Celui dont la langue étrange erre. »
En compagnie de vieillards dont « l’acharnement à être » l’effraye, dans une chambre habitée par un arc-en-ciel, par un être humain hérissé de fixateurs de métal, ou encore par une simple empreinte dans les draps défaits, cet homme pour qui la nuit est « un ventre plein de naufrages » se dérobe à une équipe médicale qui souhaiterait, pour son bien, le faire parler. Mais rien n’y fait : “Je ne parle plus la langue des hommes” , écrit-il.
« J’avais assisté à cette apocalypse avec un mélange d’effroi et de jubilation. J’ai survécu – je sombre. »
Se distinguent en filigrane le drame rwandais, dont on devine que le narrateur l’a vu et vécu de trop près, mais aussi bien d’autres choses encore. Entre prose poétique et littérature expérimentale, entre divagation et raison, entre désordre neurologique et syndrome post-traumatique reléguant le narrateur dans ses propres abîmes, se glisse quelque chose de ballardien, une fragmentation de l’espace intérieur répondant à la fragmentation génocidaire d’un pays, et générant à son tour écho, ou spécularité, dans la fragmentation du récit. Des visions oniriques ou surréalistes viennent transsubstantier un réel qui a perdu une grande part de son sens – où les humains ne sont plus vraiment visibles, une paire de baskets, une paire d’escarpins, dont le narrateur peine à admettre qu’ils puissent être habités. Habités par ceux qui lui répètent, encore et encore : “Demain, nous essaierons de vous trouver une médication plus efficace”. Bien difficile d’y croire lorsque l’on voit sur lesdits escarpins pousser des écailles de crocodile – impensable, impossible contamination d’un monde qui devrait être serein par une horreur en théorie lointaine.
« La grande mue était à l’œuvre, et, tout proche, le règne des bêtes. »
Ce « Monde en fragments » doit se lire avec lenteur, la lenteur d’un homme qui s’abîme et perçoit encore, qui sombre et qui peut-être redécouvre, qui peut être se réveille et renaît. Un ouvrage qui peut s’interpréter de multiples manières, connaître de multiples lectures, et entraîne le lecteur dans le meilleur sens du terme – non pas dans la cinétique du roman, mais dans la recherche du sens. Un premier ouvrage intéressant pour une maison d’édition dont on attend d’autres œuvres et qui expose ainsi sa ligne directrice : “Notre intention est d’exposer une littérature à clef, qui respecte l’intelligence du lecteur, sans trop le flatter. Il s’agit de créer un état de stupeur, d’interrogation, bref : de faire vivre une expérience littéraire.”
Titre : Un monde en fragments
Auteur : Pierre Barré
Couverture : Marie Sourd et Léopold Roux
Éditeur : L’Atteinte
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 57
Format (en cm) :13 x 18
Dépôt légal : mars 2018
ISBN : 9782956166009
Prix : 11€