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Chevauche-Brumes
Thibault Latil-Nicolas
Mnémos, roman (France), fantasy, 320 pages, février 2019, 19€

A peine revenue du front, passablement dégarnie, une compagnie de lansquenets doit escorter un mage au cœur de brumes magiques qui s’étendent et d’où jaillissent des monstres. Pour Saléon, leur officier, c’est la promesse de monter en grade. Pour les hommes de troupe, au patronyme souvent expressif, c’est faire leur devoir, ou bien encore une fois risquer leur peau, face cette fois à un ennemi dont ils ignorent tout.
Pour Ozgar, l’un des grands mages du royaume, c’est un défi pour conforter l’importance des mages face à de tels menaces... Il ignore encore ce qu’ils vont découvrir derrière les brumes : des bêtes immondes, innommables, annonciatrices de fin du monde...



Les premières pages de « Chevauche-Brumes » sont immédiatement immersives. La narration, confiées à Saléon, nous fait suivre la compagnie au rythme d’une retraite prudente après une victoire aussi incontestable que peu glorieuse, dans un conflit bourbeux. Tous n’aspirent qu’au repos, au deuil de leurs camarades tombés au combat. Et à la première étape, alors qu’on reconstitue les forces, les réserves, la nouvelle tombe : il faut repartir servir, aller sauver le petit village de Crevet.
Las, les choses ne se passent pas comme prévu, ils croisent une bestiole façon loup démoniaque du Gévaudan, qui les secoue pas mal. Sur place, le village est en état de siège, la mage locale, Isore, les convainc d’aller demander de l’aide à la légion et à son mentor, Ozgar, car la brume s’étend, et les bêtes qui en sortent croissent à l’unisson. Saléon et une poignée de ses proches partent plaider à la capitale tandis que la troupe reste défendre la ville, en attendant les renforts. Ozgar et son apprenti se joindront à eux, pour contrer le phénomène au plus près.
Sauf qu’ils vont réaliser que la magie n’est pas la solution...

Si la comparaison avec « La Compagnie Noire » de Glen Cook vient immédiatement à l’esprit, « Chevauche-brumes » s’en démarque rapidement, après la retraite initiale. Les points de vue alternent entre officiers et hommes de troupe, puis mages. Les styles divergent, discussions policées entre officiers et puissants, les décisionnaires ; dialogues bien plus gouailleurs entre fantassins. Les premiers chapitres avec les mages sont presque professoraux, corolaire qui peu paraître un peu maladroit à la présentation de la magie comme une science et la démarche universitaire de son étude, mais permet de bien distinguer deux univers qui s’affrontent, le passé guerrier contre l’avenir et la science magique.

On sent la volonté de l’auteur de confronter ses deux univers, la force brute et la magie raisonnée, dans le fond comme dans la forme, tout comme il multiplie les occasions de confronter les hommes entre eux. Et « Chevauche-Brumes », c’est cela avant tout : de la confrontation entre hommes, sur la vision du monde.
La relation entre Saléon l’officier « de naissance » et Murtion, son second sorti du rang par l’expérience et les mérites, est exemplaire. Ozgar, fervent défenseur de l’éducation et du travail, est dur avec son apprenti, et a du mal à lui montrer son estime - les événements devront l’y pousser. Enfin, les femmes, bien que très rares, ne sont pas en reste, avec une Isore forte, maitresse de son corps et de ses actes, dont on ne pourra qu’un peu regretter qu’elle s’effondre finalement, lorsque sa magie s’avérera insuffisante à affronter le mal.

On appréciera cette aventure troupière, avec ses portraits très clivants de vraies brutes, de faux tendres et de vilain petit canard (l’économe, pingre à en devenir légitimement bouc émissaire), souvent débrouillards et passablement escrocs, notamment lors d’un chapitre assez picaresque dans lequel ils caillasseront une procession religieuse depuis des buissons avant de piquer des encensoirs dorés. Un interlude aussi rigolo qu’incongru, mais un événement nécessaire à l’intrigue, fusil de Tchekov un poil visible, lors du grand finale apocalyptique dont l’auteur tempère bien les élans d’héroïsme en n’épargnant guère ses personnages.
Car cela se termine sur un siège impossible à tenir. On pensera au récent film « La grande Muraille », avec Matt Damon, qui fait le même choix de mélanger médiéval-fantasy et monstres cauchemardesques (à couleurs flashy), mais Thibault Latil-Nicolas contient les victoires personnelles au profit d’une boucherie de masse dans laquelle affleurent des joies et des drames. C’est une sale guerre, et une bataille perdue d’avance, dont tout le monde ne se relèvera pas.

Le point majeur de l’intrigue tient dans son retournement à un peu plus de mi-parcours (que j’ai presque réussi à taire jusqu’ici), lui donnant une consonance particulièrement moderne sur les dangers d’un progrès incontrôlé, renvoyant le conflit dans cette opposition entre deux mondes, celui - stable, connu - des hommes et celui, dangereusement merveilleux, des forces intangibles. La métaphore est moins subtile que dans la trilogie « Blizzard » de Pierre Gaulon (même éditeur, il y a quelques années), mais bien mieux amenée, et la plume de l’auteur rend l’aventure encore plus captivante.
Car devant cette menace mortelle, on s’attache à tous ces hommes, malgré leurs défauts plus ou moins apparents, plus ou moins acceptables, parce que face à l’horreur, ils se dépouillent de leurs masques, et se montrent souvent vrais.

La fin ouverte, de pure forme, fait partie de ces petites faiblesses sans grandes conséquences qu’on excusera à un premier roman de ce calibre. « Chevauche-Brumes » n’est pas exempt d’impuretés, mais il n’usurpe pas, loin s’en faut, son bandeau de Pépite des Indés de l’Imaginaire, et fait honneur à la fantasy d’aujourd’hui, connaisseuse de ses ancêtres mais aussi audacieuse et originale.

EDIT 12/2019 : Il est sélectionné pour le Prix Imaginales des Bibliothécaires 2020 !


Titre : Chevauche-Brumes
Auteur : Thibault Latil-Nicolas
Couverture : Qistina Khalidah
Éditeur : Mnémos
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 320
Format (en cm) :
Dépôt légal : février 2019
ISBN : 9782354087098
Prix : 19 €



Nicolas Soffray
9 mars 2020


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