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Mardi-Gris
Hervé Prudon
La Table Ronde, La Petite Vermillon, roman (France), polar, avril 2019, 235 pages, 7,30€

Mis à pied suite à une probable bavure, le flic Gourdon est abattu au pied de son HLM. Les soupçons se portent vite sur le jeune Emile Rochette, gauchiste, rebelle à l’autorité et fier de l’être, et voisin du défunt auquel il ne cachait pas son antipathie.
Mais alors que le flic refroidi fait la une du journal de ce soir de 1978, Rochette est en cavale dans Paris. Car personne ne croirait à son innocence. Sa copine Nadia, plus débrouillarde que lui, l’envoie chez Matthieu, en banlieue.
Là, Rochette tombe sur René, un petit parasite fraichement sorti de taule, aux prises avec une bande venue lui réclamer des comptes qu’il n’a pas les moyens de solder. La menace d’un flingue, même pas chargé, les fait fuir. Rochette et René décident d’aller se mettre au vert, dans le Cantal, dans une communauté hippie.
Mais après un long voyage, un oeil toujours sur le rétro, le comité d’accueil est un peu maigre. Avec Nana Cool, la seule occupante des lieux, ils devraient faire profil bas. Hélas, une lolita en villégiature attise les appétits de Rochette, qui perd pied... ou révèle son vrai visage ?



Premier roman d’Hervé Prudon, paru en 1978, Mardi-Gris dépeint à la perfection la grisaille sociale qui s’abat sur la France en cette fin de décennie 70. La vie terne en HLM, les repas de famille, le beauf-frère... dans ce décor de tristesse, Rochette apparaît immédiatement comme un oiseau qui voudrait rejoindre le bleu d’un ciel qu’on lui a promis mais qu’il n’a jamais vu. Trop fier, trop naïf, bravant la police, l’affaire lui tombe dessus comme la poisse. C’est pour cela qu’il se tourne vers Nadia, bien plus pragmatique. La jeune fille, pas sa petite amie, peut-être un peu pute, est son antithèse. Elle sait se défendre, couvrir ses arrières.

La scène chez Matthieu ébrèche nos illusions : flingue (vide) en main, Rochette est calme, froid face à des nervis. Comme un écho au prologue où il se terre, seul avec une souris. On envisage alors, un peu, qu’il n’est pas tout blanc. Capable de choses, peut-être le pire ?

Le duo qu’il forme avec René, truand veule et poissard, puis le trio avec Nana Cool (puisqu’ils ne demandent même pas son nom à la fille qui les accueille dans le Cantal) nous montre des jeunes à la dérive, en perte de repères, de choses en quoi croire, pour lesquelles se battre. Rochette reprend quelques habits de lumière tandis que René s’affirme en rat, toujours partant pour un coup sans envergure. Entre le naïf et le truand passé par la case prison, l’écart se creuse. On espère sauver le premier. On oublie le prologue.

De loin en loin, on suit l’enquête parisienne, un inspecteur qui refuse de blâmer un bouc émissaire, une affaire pas bien propre où on va se salir les mains et faire gicler le raisiné...
Un instant, on y croit, au possible happy end... La petite Patricia, qui veut jouer aux grandes, aurait pu le remettre sur les rails... Il serait dédouané du crime de Gourdon... Mais tout part en cacahouète. Le faisceau de chances se change en mauvais choix avec le pire timing. Tout bascule, pour le pire. La cavale, la vraie, cette fois. Jusqu’au bout. Jusqu’au point de non-retour. Déjà coupable aux yeux de tous, il sombre dans une folie auto-destructrice. Sa réclusion, loin du monde, des nouvelles, n’aide pas, et lorsqu’une nouvelle porte de sortie s’ouvre, il est bien trop tard.

Son histoire est âpre, et Hervé Prudon la sert avec un phrasé qui l’est tout autant. Le style, remarqué à l’époque par Jean-Patrick Manchette, est éblouissant pour un premier roman. Argot juxtaposé à des métaphores soutenues, adjectifs et descriptions rythmés à la mitraillette sans la moindre virgule, zeugmes réguliers, c’est une langue qui peut sembler d’un autre âge mais à la lire dans ce joli livre de poche, elle semble tellement vivante et encore bien verte. Cela claque comme une bille de flipper, flattant l’esprit et l’oreille alors même que cela nous décrit l’horreur rampante de la grisaille et de la médiocrité.
Dans cet univers de voyous, c’est du chacun pour soi. Chaque réplique est une pique, rares sont les mots amicaux. Il n’y a que quelques poches de lumière, dans l’intégrité du commissaire Loiseau, dans la séduction gamine de Patricia. L’usage que Prudon fait du patronyme de son personnage est révélateur. Il n’a droit à du “Emile” que dans ses phases positives, de gentil garçon.

Lente descente aux enfers, « Mardi-Gris » nous plonge dans la boue d’un destin sordide, sur les pas d’un jeune qui bascule (peut-être) par erreur, parce que le monde est contre lui, parce que c’est ce que le monde lui crie, parce que c’est tout ce qu’on attend de lui. Cela se passe en 1978 mais les cités HLM n’ont pas changé, la jeunesse ne se voit offrir que haine, mépris et désespoir. Un demi-siècle plus tard, « Mardi-Gris » résonne cruellement. Comme un tilt de flipper.


Titre : Mardi-Gris
Auteur : Hervé Prudon
Couverture : Stéphane Trapier
Éditeur : La Table Ronde (édition originale : Gallimard, 1978)
Collection : La petite vermillion
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 465
Pages : 235
Format (en cm) : 18 x 12 x 1
Dépôt légal : avril 2019
ISBN : 9782710390558
Prix : 7,30 €



Nicolas Soffray
15 mai 2019


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