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Nager vers la Norvège
Jérôme Leroy
La Table Ronde, poésie, 212 pages, mars 2019, 16 €


Bibliothèque

Cette année là
il ne sortit pas de sa bibliothèque
L’année suivante
non plus
Il avait de quoi voir venir
un peu
et puis de toute manière
ce ne fut pas un problème
puisque la troisième année
ce fut l’année
de la fin du monde.

« Un dernier verre en Atlantide » et « Sauf dans les chansons », déjà, en disaient long. Dans ces deux recueils de poèmes, on découvrait des états d’âme et des thèmes précocement ancrés dans l’œuvre de l’auteur, comme on pourra s’en rendre compte à la lecture du « Cimetière des plaisirs », des éléments qui, sous forme romanesque, fusionneront en une si douce apocalypse à travers « Un peu tard dans la saison ». Qui connaît Leroy ne sera donc pas étonné de retrouver dans « Nager vers la Norvège » des ambiances familières, des troubles déjà ressentis, un vague-à-l’âme éternel, ou tout du moins récurrent, qui déteint dans la moindre œuvre de l’auteur et se retrouve, à des degrés divers, chez la plupart de ses personnages.

Ce vague-à-l‘âme qui n’est ni vraiment spleen ni vraiment dépression, apparaît plutôt comme une nostalgie précoce, constitutionnelle, axée sur les années quatre-vingts, celle des premières fêtes et des premiers émois, après quoi tout devient distancié, comme si l’auteur comprenait que ce monde qui avance et qui change ne sera jamais le sien, et ne l’aura peut-être jamais été.

Dans « Petite suite française », l’auteur invite le lecteur à goûter les choses minuscules, une lumière, une brume, une ambiance, et confesse être français « par une certaine aptitude à la mélancolie » et « par les départementales qui ne mènent nulle part » ou « par la vitrine d’un bouquiniste dans une sous-préfecture endormie ». Dans « Enfances  », ce sont des images qui tournent à la manière d’un vieux quarante-cinq tours, une ancienne rédaction qui rappelle plus un enseignant disparu que le sujet donné ce jour-là, et le souvenir, comme miraculeusement conservé, d’un arrêt à un feu rouge qui conduit l’auteur à se demander s’il n’aurait pas mieux valu “ne pas redémarrer des années soixante-dix” .

En lisant les poèmes d’ « On verra plus tard  », on devine en trouvant mention du « vanishing point » (les cinéphiles et amateurs du film éponyme connu en français sous le titre « Point Limite Zéro », réalisé par Richard Sarafian en 1971, songeront au destin de Kowalsky dans sa Dodge Challenger, et comprendront que, selon les logiques obscures de la dérive et du lâcher prise, l’instant où un individu quitte ce monde n’est pas forcément une apothéose d’acier, et qu’il peut très bien continuer à être là tout en n’étant plus vraiment là), pourquoi l’auteur oscille au bord de la disparition en écrivant : “Les voitures qui passent et aucune envie de monter à bord. Jamais. Jamais”. Une envie de disparaître après s’être débarrassé de son ordinateur puis de son téléphone, puis avoir découpé sa carte d’identité et sa carte de crédit en “fragments bleus d’aliénation”.

Une aliénation qui est à la fois mentale et temporelle et que l’on comprend sans cesse mieux au fil des vers de « Dans d’aucune ville », où l’auteur, perdu dans les jours d’après, envahi par la nostalgie “d’une ville du monde d’avant c’est-à-dire une ville où l’on vit d’une vie humaine loin des radis bio et des connexions wifi”, poursuit une lente glissade métaphysique :

Vous pouvez perdre pied assez vite.
avoir l’impression d’être un personnage de Philip K. Dick
Joe Chip ou Palmer Eldritch
piégé dans une illusion psychotropique

Une glissade métaphysique, une dérive sans fin que l’on lit d’un bout à l’autre du volume. « Chez Richard Brautigan », « Elle t’écrit », « Jours tranquilles en mai », « D’autres plages, d’autres jeunes filles », « Mort du tirage papier », « Excédent de bagages » : les terrasses des cafés, les chambres d’hôtel, les quais de gare sont devenus les postes d’observation d’un individu perdu, à la fois en lui-même et dans les années quatre-vingts, et qui se demande si la réticence à vivre tout à fait lui vient d’un tempérament mélancolique ou de “cette belle époque si clairement dystopique” – mais il y a aussi toute ces choses qui font la beauté du monde - la littérature, la poésie, le vin, les paysages - et qui ne demandent qu’à être savourées, encore et encore.

On comprend à lire et relire la poésie de Jérôme Leroy qu’un trouble durable, un sentiment de décalage, une sensation de non-appartenance au monde peuvent être transmués en poème. Alors que bien d’autres sont partis à la dérive pour ne jamais revenir, Jérôme Leroy a su faire de ce recul teinté de mélancolie un véritable combustible, comme si son humeur, en distillant et en mêlant la distanciation salvatrice et les regrets d’une époque plus solaire, générait une variété unique d’endorphine lui permettant, de manière paradoxale, de s’enivrer sans cesse d’une apocalypse lente qui refuse de dire son nom. Transmutation poétique d’un très doux désespoir, ce spleen doux-amer de Jérôme Leroy, qui envahit toute son œuvre et fait vaciller jusqu’aux plus furieux des personnages de ses récits policiers, est sans doute un des meilleurs crus issus de la longue décantation des années quatre-vingt.


Titre : Nager vers la Norvège
Auteur : Jérôme Leroy
Éditeur : La Table Ronde
Site Internet : page roman
Pages : 212
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : mars 2019
ISBN : 9782710389033
Prix : 16 €


Jérôme Leroy sur la Yozone :

- « Le Cimetière des plaisirs »
- « Un peu tard dans la saison »
- « L’Ange gardien »
- « Physiologie des lunettes noires »
- « Norlande »
- « Big Sister »


Hilaire Alrune
9 avril 2019


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