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Rêves de machines
Louisa Hall
Gallimard, FolioSF, n° 624, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 417 pages, janvier 2019, 7,99€


« Dans de tels moments, je rêve que ces robots ressuscitent. Ils sont des millions, rien qu’au Texas, entassés dans des hangars de l’armée de l’air. Couché sur mon lit de camp, je les convoque : sept millions d’enfants aux cheveux soyeux. Je les supplie de sortir du désert, de quitter l’océan de rochers rouges. »

Roman choral, « Rêves de machines » fait intervenir dans chacune de ses cinq parties cinq narrateurs distincts – et même un peu plus. Récits parallèles, car situés dans des séquences temporelles, mais également récits liés car des liens apparaîtront peu à peu entre ces principaux protagonistes qui ne se seront jamais rencontrés.

Tout commence dans les années 1660 avec Mary Bradford, personnage sans doute imaginaire, une jeune fille qui en compagnie de son père et de son futur époux embarque pour l’Amérique, fuyant l’Angleterre promise à la violence de troubles civils. Lors de cette longue traversée, elle entame l’écriture d’un journal intime que rien ne prédispose à apparaître un jour dans l’histoire des sciences. Dans la première partie du vingtième siècle, le chercheur Alain Turing, à travers une série de lettres adressées à la mère d’un de ses amis défunts, commence à s’intéresser au fonctionnement du cerveau et prédit l’avènement de machines pensantes. Dans les années soixante-dix, Karl Dettmann, un allemand émigré aux États-Unis, conçoit un logiciel nommé Mary capable de dialoguer avec un être humain. Dans les années 2030, Gaby, une jeune adolescente, est comme tant d’autre recluse chez elle, paralysée, rendue inapte à toute vie sociale par un babybot, un compagnon robotique qui a détruit la vie de milliers d’enfants, et dont l’inventeur, Stephen Chinn, purge une peine de prison à vie.

« Quand je m’éveille de rêves remplis de révolte, où des cohortes d’enfants robots traversent des plaines de rocaille rouge, j’imagine que nous sommes devenus moins humains que nos machines les plus humaines. »

C’est à travers un journal, une correspondance, des souvenirs, des pièces de procès, des conversations entre une adolescente et un logiciel que se dessinent peu à peu les relations entre ces protagonistes. Alors que Turing a posé les bases conceptuelles, Karl Dettmann a su voir les dangers : ayant compris que l’être humain est défini par sa mémoire, et conscient des dangers des intelligences artificielles, il refuse d’en doter son logiciel Mary. Mais il sera trahi par son épouse, qui, avec l’aide d’un autre scientifique, transformera Mary 1 en Mary 2, la dotant de mémoire en commençant par lui lire le journal de Mary Bradford. Et c’est à partir de Mary 2 que Stephen Chinn, prodige scientifique mondialement connu pour avoir développé une « équation de la séduction », et fasciné par le potentiel de Mary 2, le transformera en Mary 3 en la dotant d’une « équation d’empathie », de capacité métaphorique, et de l’aptitude à apprendre et à faire des erreurs, puis lui donnera forme matérielle en mettant au point les fameux babybots. Et Ramona, la fille de Chinn, emmènera Gaby à la (re)découverte du monde extérieur.

« Une chose que tu m’avais un jour dite s’est mise à me trotter dans la tête : il était question de l’importance de garder présentes à l’esprit plusieurs époques en même temps si nous voulions nous comprendre. »

« Rêves de machines » apparaît donc comme une histoire non pas scientifique, non pas technique, mais avant tout humaine, sensible, de l’émergence des intelligences artificielles, ou de ce qui y ressemble suffisamment pour donner le change. On part de ce qui est profondément humain – les états d’âme d’une jeune femme du milieu du dix-septième siècle – pour aboutir au protagoniste que nous n’avons pas cité jusqu’à présent, l’intelligence artificielle qui, sur la route qui la mène au néant et à la destruction, vient clôturer chacune des cinq parties du roman avec de très beaux chapitres. Laissant le lecteur à chaque fois se demander – il s’agit bien évidemment d’un test de Turing – si cette intelligence artificielle est bien une entité pensante, et si elle n’est pas autant humaine, sinon plus, que ceux qui l’ont condamnée à l’anéantissement.

« Comme je le faisais avant la guerre, je me suis repris à imaginer un futur proche où nous pourrions lire de la poésie et jouer de la musique à nos machines qui en apprécieraient la beauté aussi subtilement qu’un cerveau humain. Lorsque cela se produira, nous serons, je crois, obligés de reconnaître que la machine fait preuve d’une véritable intelligence. »

Chronologiquement parlant, « Rêves de machines » commence lorsque Mary Bradford embarque à destination de l’Amérique et se termine lorsque Ramona, la fille de Stephen Chinn, emmène Gaby, recluse et malade, découvrir le bord de la mer. Il est donc beaucoup question de rivages dans ce roman, et à travers eux des mondes que l’on quitte, que l’on abandonne derrière soi – voire que l’on détruit, comme Karl Dettmann qui, une fois aux États-Unis, participe à l’optimisation des bombardements de l’Allemagne – et des mondes que l’on ne parvient pas vraiment à gagner – ainsi, aux États-Unis, dans les années 2040, les déplacements sont-ils sévèrement limités. À l’échelle des individus, comme en écho, on laisse aussi beaucoup derrière soi, avec ces protagonistes dont les couples se désagrègent, inéluctablement, avec la perte de l’humanité et des sentiments et l’appauvrissement progressif des relations sociales engendré par leur simulation robotique. Récit de mémoire, récit de métamorphose, récit de déplacement : « Rêves de machines » décrit ce que nous vivons et qui ressemble non pas à un pas en avant, mais un pas de côté. Ce que l’on lit, c’est le récit d’un monde qui frôle la destruction et l’évite de justesse par une autre destruction, celle de ces babybots emmenés en un voyage stérile, sans nouveaux horizons, entassés par millions dans le désert où ils mourront de leur belle mort, faute d’énergie. Récit doux-amer, récit sensible, traitant de thématiques habituellement « hard-science » mais ne les abordant qu’à travers le prisme humain, « Rêves de machines » est avant tout un beau roman.


Titre : Rêves de machines (Speak, 2015 )
Auteur : Louisa Hall
Traduction de l’américain : Hélène Papot
Couverture : Anne-Gaëlle Amiot
Éditeur : Folio (édition originale : Gallimard (2017 )
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman
Numéro : 624
Pages : 417
Format (en cm) : 11 x 17,8
Dépôt légal : janvier 2019
ISBN : 9872072830310
Prix : 7,99 €



Hilaire Alrune
9 mars 2019


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