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Jefferson
Jean-Claude Mourlevat
Gallimard Jeunesse, roman (France), policier animal, 264 pages, février 2018, 13,50€

Hérisson un peu coquet, Jefferson va en ville se faire coiffer. Mais à son arrivée, le salon est fermé, et lorsqu’il entre par derrière, Jefferson trouve le cadavre de M.Edgar le blaireau, et nulle trace de sa nièce Carole (dont il est un peu épris). Mais une vieille chèvre se met à crier à l’assassin, et notre hérisson s’enfuit. Grâce à son ami d’enfance le cochon Gilbert, il échappe aux dogues de la police qui ne semblent guère enclins à écouter sa version ni croire à son innocence.
Effrayé, Jefferson se cache un temps dans la forêt, mais il n’a pas l’étoffe de Chuck, le héros du roman d’aventures qu’il vient de lire. Convaincu par Gilbert, il va découvrir l’assassin, et les deux amis soupçonnent que les deux hommes qui ont failli écraser Jefferson le matin du crime, en roulant à trop vive allure, ne sont probablement pas étranger à l’affaire. D’autant que M. Edgar se rendait à Villebourg, la ville des hommes, tous les dimanches, sans dire pour quoi.



Grand nom de la littérature jeunesse française, Jean-Claude Mourlevat nous surprend avec son « Jefferson ». Si les premières pages laissent imaginer une petite histoire d’apprentissage avec des animaux anthropomorphes, la découverte du cadavre du coiffeur blaireau nous plonge très vite dans le thriller. Accusé à tort, peu confiant dans une justice d’autant plus expéditive que les crimes sont rares, Jefferson fuit, se cache. Mais la cavale n’est pas son genre, et il n’a pas l’étoffe des héros des romans d’aventures qu’il affectionne tant, et il faut tout le soutien de Gilbert, son ami d’enfance cochon, pour l’empêcher de se livrer, et au contraire mener sa propre enquête. Car quel meilleur moyen de se disculper que de trouver les vrais coupables ?

Le duo d’amis enquêteurs fonctionne à merveille. Gilbert est très enthousiaste, car il se passe enfin quelque chose dans leur vie routinière, et Jefferson, plus posé (et plus concerné) le tempère un peu. Malgré le danger certaines situations sont cocasses (ils se déguisent en filles) et enrichissantes pour les jeunes lecteurs (ils réalisent l’attitude des mâles vis-à-vis des femmes - #MeToo est passé par là). Néanmoins, on le verra, dans leur investigations ils vont prendre des risques, et l’un comme l’autre en resteront marqués à vie.
Insidieusement, l’auteur se sert de l’anthropomorphisme de ses personnages pour nous décrire une société qui, sous des dehors tout pimpants, est marquées de profondes tensions. Si certains raccourcis sont faciles et immersifs (les chiens sont policiers), certaines allusions ne sont pas innocentes. Ainsi, l’accusatrice de Jefferson est une « vieille bique », et les policiers sont de vrais dogues... Il en va de même lors du voyage organisé, où le microcosme du car reflète tous les caractères : sanglier sans-gêne, moutons calmes, écureuils bougeons, renardes rusées, etc. Bien sûr, au fil de l’histoire, certains nuanceront leur stéréotype.

L’autre bonne idée de Mourlevat est de faire vivre ces animaux comme des humains. Ils ont des vêtements, des maisons, une bibliothèque, un coiffeur, des téléphones portables... Des émotions, des sentiments. En fait, dès le début, la seule différence entre eux et nous tient à leur apparence animale. Si on s’immerge d’autant plus facilement dans cette histoire, acceptant la possibilité d’une telle communauté voisine de la nôtre, on ne devine pas encore qu’elle est au cœur de l’intrigue.

La balade organisée à Villebourg permet à nos héros de mener leur enquête, à partir d’une étrange carte postale laissée par M. Edgar. Que faisait donc ce gentil et discret coiffeur chez les hommes, tous les dimanches, et sous un autre nom ? Les regards que les humains portent aux animaux en ville sont éloquents : certains, souvent accompagnés d’enfants, sont bienveillants, d’autres plutôt méprisants. Et quand leur car passe à côté des abattoirs municipaux, la gêne de leur guide est évidente.

Et c’est là qu’éclate le véritable sujet de « Jefferson » : quand ils semblent si proches de nous, peut-on encore manger les animaux ? Dans le groupe de touristes, et plus tard lorsque Gilbert y sera directement confronté, la réalité devient de moins en moins floue : si les animaux anthropomorphes considèrent le bétail de boucherie comme des cousins moins évolués, moins chanceux qu’eux, ils restent de leur famille, et savoir la vie qu’ils mènent et le sort funeste qui les attend les révolte. C’est exactement le même raisonnement qu’entre les hommes et les singes (qu’on ne mange pas, d’accord, mais sur lesquels on a fait pas mal d’expériences...). Et emballé dans une histoire policière, dont la violence n’est pas sans écho non plus avec notre réalité.

En pleine période de prise de conscience écologique et éthique sur la consommation de viande sur Terre, « Jefferson » est une très belle histoire, riche de bonnes réflexions, un thriller qui cache bien son jeu mais sait faire monter la tension. S’il est fortement conseillé aux jeunes lecteurs (dès 9-10 ans), les plus grands ne seront pas déçus, et savoureront le décalage entre le fond et la forme.
Une petite pépite, agrémentée de belles illustrations, mais une couverture un peu tristounette et peu révélatrice de ce qui se cache dessous...


Titre : Jefferson
Auteur : Jean-Claude Mourlevat
Couverture : Lisa d’Andrea
Illustrations intérieures : Antoine Ronzon
Éditeur : Gallimard Jeunesse
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 261
Format (en cm) :
Dépôt légal : février 2018
ISBN : 9782075090254
Prix : 13,50 €



Nicolas Soffray
2 février 2019


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