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Le cyberespace de l'imaginaire




Voie Verne (La)
Jacques Martel
Mnémos, roman (France), anticipation nostalgique, 318 pages, janvier 2019, 20€

Dans un futur relativement proche, les désastres écologiques ont conduit les gouvernements à des mesures drastiques, comme la réquisition des livres pour le recyclage du papier. Et quand un Big Worm dévore les serveurs mondiaux, des pans de la littérature disparaissent en même temps que des téraoctets de données personnelles.
John Erns, la cinquantaine bourrue, se présente à un emploi de majordome dans la propriété isolée des Dumont-Lieber. La grand-mère y joue les châtelaines protectrices et élève son petit-fils autiste, Gabriel, muré dans le silence depuis le décès de ses parents, architectes très influencés par l’œuvre de Jules Verne. Le gamin passe d’ailleurs la plupart de son temps dans un univers virtuel inspiré des Voyages extraordinaires dans lequel John découvre que l’enfant a recréé, avec les éléments des romans, la catastrophe qui a emporté ses parents.
L’homme prend ses marques et obtient la confiance de la maisonnée, quand un fâcheux employé du gouvernement vient perturber ses plans : l’administration souhaite vérifier si madame Dumont-Lieber a bien obtenu une exemption pour les livres qu’il lui a été permis de conserver chez elle.
Et devant le fonctionnaire, c’est le drame, une édition originale Hetzel échappe à Gabriel. Les espoirs de John s’effondrent.
Mais pourquoi tient-il donc tant à rendre à l’œuvre de Jules Verne son lustre d’autrefois ?



Difficile d’en dire plus sans trop dévoiler l’intrigue. Mais, Imaginaire le permettant, on soupçonnera vite l’identité réelle de John Erns. La narration à la première personne lui permet de dissimuler nombre de choses, son passé et ses échecs récents de mettre la main sur des Hetzel.
Mais cette histoire est une confession, un ultime témoignage, et il y a lourd à raconter, quelques siècles, depuis une décisive rencontre avec un marin misanthrope : Nemo.

Deux histoires se télescopent : le « présent », un futur dévoré par le virtuel, un réseau mondial amputé de pans entiers, un sursaut écologique dérisoire, un projet d’arches envoyées explorer l’espace ; et le passé du narrateur, sa découverte d’une forme d’immortalité au travers de la ferveur de ses admirateurs, mais aussi du sens à donner à cette vie trop longue.

Le XXIe siècle n’est pas rose. Dès les premières pages, et un échange à fleurets mouchetés avec Kurts, le patron du cybercafé de campagne au village, on ressent tout le poids d’un monde qui a trahi les gens. La réforme écologique drastique a vidé les bibliothèques de leurs livres, échangés contre des « plaques » numériques, et le Big Worm a rappelé combien le cloud était volatil. On ne verra pas énormément de personnages dans « La Voie Verne », et la plupart sont attachés au tangible, au papier, à un contact physique avec l’œuvre. Le message d’amour au livre papier est net, tout autant que la défiance envers l’immatériel.
Autre élément prégnant de cet avenir, la langue. Reflet d’une société mondialisée, sabir mâtinée d’anglais, de termes technico-numériques, elle amuse et désespère les deux compères de bistro. Écho aux salons du XIXe, leurs échanges au comptoir prennent des accents légèrement philosophiques.
Mais ce n’est pas la fin du papier ou les virus annihilateurs de données qui font le plus peur dans ce futur, mais la toute-puissance des rouages administratifs, ces « nains qui ont triomphé des géants » comme les désigne Erns, les bureaucrates imbus de leur parcelle de pouvoir, qui détruisent tout pour leur seul plaisir de toute-puissance. Le cancrelat qui les incarne tous est détestable à souhait. Hélas, cette ère de la machine à broyer les vies et ses beautés est déjà là.
On pourra citer les conglomérats russes de la vodka et de l’entertainment, et plein d’autres choses encore. Disons simplement que l’avenir proche dépeint par Jacques Martel est réaliste, plausible et désenchanté.

Et truffé de références.
Références à l’univers vernien, bien sûr, mais aussi à toute la culture geek de notre temps, qui apparaît comme un âge d’or avant l’inévitable trop-plein. Les jeux en ligne, MMO et compagnie, sont légions, et malgré les casques de réalité virtuelle / augmentée, la profusion réduit leur succès. Celui sur Jules Verne, qu’Erns a participé à concevoir, est tombé dans l’oubli de beaucoup. Mais pas de Gabriel.
Et c’est autour de Gabriel, de son autisme, du traumatisme de la mort de ses parents et de sa fuite dans le jeu que va tourner l’intrigue. Mais au-delà, « La Voie Verne » est un très beau témoignage en faveur des personnes autistes, d’une force sans doute équivalente à celle du film « Rain Man » à sa sortie.

Malgré ses projets, Erns ne peut s’empêcher de s’attacher à l’enfant. Sa connaissance approfondie de l’œuvre de Verne lui offre même une clé qui aura manqué aux thérapeutes, et c’est finalement l’amour filial qui lui a fait défaut au tout début de sa vie qui va lui permettre de faire tomber les barrières que son autisme l’a aidé à construire autour de son deuil.

Après cela, l’intrigue s’emballe, et encore une fois il serait très dommage d’en dire trop, tant la distillation des informations participe au plaisir de lecture. Disons simplement qu’à chaque fois que les raisons du narrateur semblent nous apparaître, il les balaie d’un revers de la main par une révélation qui les rend caduques. Pour nous attirer plus loin, plus haut encore.

La fin est un crescendo irrésistible, une machine à vapeur qu’on craint de voir cent fois exploser et qui finalement dépasse toutes nos espérances, et nous hérisse la peau d’un frisson irrépressible.

« La Voie Verne » contient tous les rouages d’un excellent roman : une érudition partagée sur un mythe littéraire, un univers d’anticipation solide, une narration huilée à la perfection, des sujets actuels et intemporels traités avec beaucoup d’humanité. Il y a tant à en dire du bien, qu’on ne trouve que des tournures maladroites. Je m’en tiendrais à trois mots : intrigant, puis captivant, enfin éblouissant.

Je n’ai pas encore tout lu de Jacques Martel, et garde un très bon souvenir de son space opera pirate « Bloody Marie », réédité dans la collection Hélios. Mais il est l’une des étoiles trop discrètes du catalogue de Mnémos, et « La Voie Verne » est une nouvelle preuve de son talent.


Titre : La Voie Verne
Auteur : Jacques Martel
Couverture : atelier Octobre Rouge
Éditeur : Mnémos
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 318
Format (en cm) :
Dépôt légal : janvier 2019
ISBN : 9782354087043
Prix : 20 €



Nicolas Soffray
21 février 2019


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