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Reincarnation blues
Michael Poore
Bragelonne, science-fiction/littérature générale, traduit de l’anglais (États-Unis), 411 pages, janvier 2019, 20 €

« Après tout, quand on a vécu près de dix mille vies, on en a appris, des choses. L’âme de Milo était truffée de tant d’expériences de vie et d’enseignement que pressurisés, densifiés, ils se changeaient en autant de perles de sagesse, tel le charbon se muant en diamant. Sa sagesse, c’était son superpouvoir à lui. » Dix mille vies pour un seul homme, voilà de quoi écrire un roman dense, riche, composite, coloré. Second roman de Michael Poore, « Réincarnation blues », en s’inscrivant à la croisée des genres, offre au lecteur un voyage à travers l’espace et le temps.



« Dans l’entre-deux vies, quand il pouvait se souvenir sans mal de toutes ses existences, il se prenait à espérer la fabuleuse expérience de catapultage par-dessus Vienne assiégée, affamée et réduite en cendres. (…) Il avait savouré le souvenir de Vienne : la légèreté de l’être, la perfection de l’instant. Il ferma les yeux et se rappela les flammes, la vitesse, la furieuse caresse du vent et des volutes de fumée qui s’élevaient d’une cuisine, chargées des odeurs mêlées d’oignon et de chien grillé.  »

Milo a vécu, beaucoup, à toutes les époques, passées ou futures, dans tous les coins et recoins de l’univers, dans des mondes qui sont le nôtre et dans des mondes parallèles. Comme tout le monde, il s’est réincarné bon nombre de fois, en être humain ou en animal, dans le grand cycle cosmique de la vie. Après chacune de ses morts, il se réveille au purgatoire, sur un pont à l’abandon, en compagnie de Suzie, la Faucheuse, avant que de vieilles femmes, ses guides éternels, ne viennent le chercher. Au purgatoire, on se souvient de ses mille vies antérieures. Dans la vraie vie, on n’en garde aucun souvenir, mais Milo, lui, fait partie de ces très rares individus qui au fil de leurs réincarnations parviennent à garder mémoire de leurs existences passés. Parfois sous forme de simples traces, de réminiscences, des intuitions, de vagues rémanences qui font penser à de simples rêves. Parfois de manière plus claire. Tout cela convient très bien à Milo, qui ne demande rien d’autre que de continuer ainsi à se réincarner, de vie et vie et pour l’éternité.

« Ils étaient tombés amoureux à une période à peu près similaire à celle-ci. C’était le jour de sa cent-unième mort. »

Milo aime la vie, et Milo aime la mort. Du moins celle qu’il a vécue à Venise. Les autres, moins. Beaucoup moins. Milo aime la Mort, mais pas n’importe laquelle : il s’agit de Suzie, la jeune femme qui le fauche, encore et encore. Vieille, très vieille histoire que celle des amours entre un humain et un dieu, entre un mortel et une entité différente. Ils se retrouveront, cent fois, mille fois, ils s’aimeront dans la vie véritable et dans les étranges limbes du purgatoire. Mais, hélas, tout a une fin. On ne dispose que de dix mille vies. Et le pauvre Milo apprend qu’il n’en a plus qu’une très mince poignée devant lui. Qu’il lui faut faire vite, parce que la perfection, il ne l’a pas encore vraiment atteinte. S’il ne l’atteint pas, il disparaîtra, sera dissout, mourra pour de bon. La Mort et lui parviendront-ils à trouver un plan B, à continuer à vivre, encore et encore, un amour qui est éternel ?

« Ça ne change rien au fait que le maître est hors de commun. Il est, à la vérité, un livre de fables incarné et, parfois, ce livre a besoin de corrections.  »

Voilà Milo reparti de vie en vie, de mort en mort, à travers un maelstrom d’aventures tantôt historiques et tantôt futuristes. Il fera ainsi partie des disciples de Bouddha, mais rencontrera aussi des personnages moins connus, comme la suffragette Emily Davison. Il vivra quelques mésaventures dans un équivalent de collège britannique et sera déporté dans un abominable bagne spatial où il développera d’étranges pouvoirs. Il expérimentera une existence d’opprimé et de révolutionnaire sur les océans et les îles de Ganymède. Il vivra aussi de belles, de très belles aventures à l’occasion de ses passages au purgatoire. Le lecteur n’oubliera sans doute pas son long séjour dans les limbes en tant que jongleur, un très beau récit fabuleux, intemporel presque, qui fait penser aux récits baroques de Milorad Pavic, et où on a l’impression que l’auteur, touché par la grâce, se met lui-même à léviter. On gardera en mémoire également cet autre séjour dans l’au-delà ou Milo, devenu un mythe, devenu une légende, connaîtra une existence de Hobo, et retrouvera la Mort éthérée sur le segment hanté d’une voie ferroviaire.

Un personnage vivant mille vies, mille situations différentes, les abordant avec un mélange ou une alternance de rouerie et de naïveté, tantôt acteur et tantôt victime, avec toujours une pointe d’autodérision : on serait tenté de voir dans « Réincarnation blues « la forme contemporaine – inclusion de composantes futuristes comprise – d’un très classique roman picaresque. Par bien des aspects, pourtant, « Réincarnation blues » fait penser à d’autres registres. Le voyage temporel, tout d’abord, car le narrateur revit à travers des mondes, mais aussi des époques différentes, dans lesquelles il essaie de retrouver son âme sœur, et parfois sent, devine, découvre qu’il l’a manquée de justesse : impossible à ce sujet de ne pas se souvenir du magnifique « Mémoire  » de Mike McQuay. Et si l’on peut à l’évidence classer ce roman parmi les récits de réincarnation, ce sera dans cette catégorie toute particulière où les vies revécues, en soi-même ou en d’autres personnes, ne suivent pas strictement la flèche du temps, où l’on revient en arrière de sa propre existence, où l’on peut faire voyager des éléments dans le passé, comme dans le très beau « Replay  » de Ken Grimwood ou les trépidantes « Quinze premières vies de Harry August » de Claire North. Tout comme ces romans, « Réincarnation blues » relève au moins autant de la littérature générale que des récits dits « de genre », et l’éditeur ne s’y est pas trompé en le publiant sous une couverture sobre, avec pour motif celui de l’infini mathématique.

Il est sûr en tout cas qu’en naviguant sur la frontière entre littérature blanche et littérature de genre, Michael Poore, dont c’est le second roman (le premier, « Up jumps the devil », n’a pas été traduit en français) parvient à faire une œuvre plaisante et originale. Composite, profondément humain, jamais dépourvu d’humour, singulier par ces moments où il vient frôler la fable, doté en toile de fond d’une belle et originale histoire d’amour, et multipliant les trames et les péripéties, « Réincarnation blues » permet de découvrir un auteur généreux, au potentiel évident, qu’il sera intéressant de suivre dans ses œuvres et réincarnations futures.


Titre : Réincarnation Blues (Reincarnation Blues, 2017)
Auteur : Michael Poore
Couverture : Jean-Charles Pasquer
Traduction : Cédric Degottex
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 411
Format (en cm) : 14 x 21,3
Dépôt légal : janvier 2019
Prix : 20 €
ISBN : 9782378340032



Hilaire Alrune
25 janvier 2019


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