Sébastien Gendron nous propose une dystopie de haut vol mâtinée de thriller psychologique. La citation d’Orwell en introduction donne le ton. Les choses semblent simples : la gentille république résistante au milieu, la méchante dictature qui l’encercle. Pour reprendre l’image de Rimbolt, un œil sur lequel les paupières tentent de se refermer.
On verra peu de choses du Cushinberg et du général Dramek, archétype du dictateur du XXe siècle, de mauvais goût, paranoïaque, concentrant tous les pouvoirs, faisant abattre ceux qu’il soupçonne, à tort ou à raison, de vouloir le trahir. Un Staline moderne. Leeton est une épine dans son pied : le cœur de l’ancienne province contenait toute l’histoire, tout le patrimoine du Cushinberg, et son régime n’a donc aucune racine. S’il n’a pu la rayer de la carte, il l’a emprisonnée derrière un périphérique et des murs d’immeubles : le captif voit donc son geôlier en permanence.
Au premier abord, Leeton est un idéal démocratique et surtout culturel : des statues immenses, des rues aux noms d’artistes (permettant à l’auteur de la saupoudrer d’une bonne cuillère de références : Orwell, Huxley évidemment, mais aussi Lamark, Warthon... les plus bibliophiles souriront à l’avenue (Henri) Miller - (Arthur) Miller). D’autres sont plus allusives, comme celle probable à Peter Cushing pour la province (grand acteur anglais, entre autres interprète de Sherlock Holmes mais surtout du Grand Moff Tarkin, commandant de l’Étoile Noire dans « Star Wars »), le sculpteur Shuiten renvoyant sans doute à François Schuiten et ses « Cités Obscures » vertigineuses. Plus populaire, la marque Oxian de la voiture de Kaplan évoque sans équivoque « La Soupe aux choux », chef-d’œuvre du cinéma français (hum).
Mais, plongé dans le monde d’espions adolescents, et grâce aux connaissances de Rimbolt (Rimbaud ? qui finit trafiquant d’armes), cette image trop belle se fissure. Évidemment, la ville et sa population sont marquées par la guerre civile et ses conséquences. Bien entendu, ériger en dogme d’état la résistance à la dictature finit par produire des courants dissidents. Et bien sûr, mener une guerre froide depuis 30 ans, à coups d’espions, de taupes, d’indics et de fausses informations n’induit pas un climat riant dans ce qui n’est qu’une prison dorée dont « on peut faire le tour à pied en une journée ».
Mais ce n’est pas juste une histoire d’espionnage. Rimbolt arrive à la fin de son service dans la Section, et il ne compte pas rempiler après ses 16 ans. Il est arrivé à un âge où il a d’autres projets, et rester à vie enfermé là n’en fait pas partie. Donc poursuivre une lutte souterraine en intégrant la SIL, non merci. Et l’opération Kaplan, si près de son retour au civil, une opération d’une telle envergure, où l’on fait croire au pseudo-transfuge que Dramek a fait enlever des enfants à Leeton pendant des années, que les familles n’ont rien dit, et que lui, le tueur, pourrait être... C’est trop gros pour être vrai, c’est trop beau pour être faux... Rimbolt lui-même ne sait plus sur quel pied danser, qui et quoi croire, et pour le coup, nous non plus...
Quand tout lui échappe, et que tout s’accélère, avec quelques ellipses, difficile de séparer le vrai du faux, la comédie du réel, sauf quand le jeune homme veut bien nous renseigner. Mais quand il ne comprend plus ce qui se passe... Il faudra attendre la conclusion pour démêler l’écheveau, sans aucune garantie d’y trouver toute la vérité.
Hormis le flot de révélations page 226, dont je n’ai toujours pas saisi la nécessité, tout se tient plutôt bien. Mon adolescence est loin maintenant, mais le principe des ados espions, embrigadés avant d’être en âge de trop réfléchir n’est pas incohérent, et Rimbolt prend son rôle à cœur malgré sa hâte d’en finir. Le pouvoir est grisant, surtout lorsqu’il s’exerce sur les adultes, d’un camp ou de l’autre. Je n’ai achoppé que sur quelques écarts langagiers, dont deux anglicismes (“touchy” et “back-office”) aussi incongrus que superflus, et un « tailler des croupières » là aussi en totale opposition avec le personnage. Je cherche la petite bête.
La fin est sur des chapeaux de roues, comme une vertigineuse spirale qui nous plonge, Rimbolt et nous, dans une autre dimension, hurlant que tout cela faisait partie du plan, un plan dont le jeune héros n’était pas informé, et lui qui pensait mener la partie n’était qu’un pion.
En 250 pages, Sébastien Gendron renverse complètement nos certitudes, transformant une démocratie idéale en une dictature invisible, une république des espions où à force de suspecter l’ennemi partout, la vie tourne à la paranoïa. Quand on s’en prend à la seule chose à laquelle il tenait, quand cette certitude-là s’écroule, Rimbolt implose. Mais cela ne faisait-il pas aussi partie du plan ? Jusqu’où un système peut-il briser ses outils les plus fidèles pour parvenir à ses fins ?
Beaucoup de choses à méditer au fil d’une lecture rythmée et haletante. Orwell est plus que jamais d’actualité dans notre réalité, et des livres comme « Kaplan » participeront, on l’espère, à s’interroger sur le monde qui nous entoure.
Titre : Kaplan
Auteur : Sébastien Gendron
Couverture : Prince Gigi
Éditeur : Syros
Collection : Hors colelction
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 250
Format (en cm) :
Dépôt légal : septembre 2018
ISBN : 9782748524826
Prix : 15,95 €