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Le cyberespace de l'imaginaire




Roman de Jeanne (Le)
Lidia Yuknavitch
Denoël, collection Denoël et d’ailleurs, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 328 pages, août 2018, 21€


Un monde futur étrange, ténébreux, dévasté. De la terre que l’on a autrefois connue, il ne reste plus grand-chose. Réchauffement climatique, guerres incessantes, modifications géomagnétiques ont fini par avoir raison d’un environnement favorable. Au-dessus de la Terre, ou de ce qui en reste, le Ciel, assemblage de vieilles stations spatiales et de modules de recherche laissés en orbite par des complexes militaro-industriels depuis longtemps disparus, un Ciel prédateur, vampire, qui, par des cordons ombilicaux immatériels nommés aéroducs, aspire les dernières ressources de la Terre.

« J’écrirai la vie de cette femme. J’écrirai la vérité. Je serai le contraire d’une apôtre. Les mots et mon corps seront le lieu de ma résistance. »

Un Ciel qui n’a pas grand-chose à voir avec le Paradis, au mieux un purgatoire où sont regroupées les classes dirigeantes et leur chef, Jean de Men, « charlatan spirituel », dirigeant devenu dictateur, qui a gagné une vaste guerre contre l’enfant rebelle nommée Jeanne la Terreuse, une victoire qui est certainement la dernière grande date de l’histoire officielle avant cette Ascension dépourvue de tout caractère divin. Les classes dirigeantes, donc, mais aussi quelques ultimes dissidents comme Trinculo, pilote, ingénieur, inventeur, illustrateur et créateur du Ciel, comme l’auteur Christine Pizan, avatar moderne de Christine de Pizan (1364-1430), philosophe, poétesse, auteur du « Ditié de Jeanne d’Arc  », féministe avant l’heure, et qui demeure célèbre pour sa querelle avec l’écrivain, poète, et un brin misogyne Jean de Meung (1240-1305), en qui l’on reconnaîtra, à l’évidence, le précurseur de l’orbital Jean le Men.

« Je veux utiliser mon corps pour reconquérir cette histoire. »

Christine de Pizan, sur terre et au quinzième siècle, écrivait, avec des accents prophétiques, un hommage à Jeanne d’arc. Christine Pizan, six ou sept siècles plus tard, écrit en orbite la vie complexe de Jeanne la Terreuse. En orbite, mais aussi sur elle-même, car, puisqu’il est question de bûcher, il ne saurait être oublié que « Brûler est un art. » Phrase clef de l’ouvrage, calcination publique de la Pucelle d’Orléans à laquelle répond la calcination incomplète de la Terreuse, et à quoi répond également l’art de la narration, l’art de la dermopyrogravure par laquelle on écrit ou réécrit les histoires et l’Histoire à même sa propre peau. Car, dans le futur noir de Lidia Yuknavitch, la narration est bien éloignée du côté lumineux d’un « Homme illustré », de Ray Bradbury, la narration brûle, saigne, fume et sent la chair brûlée. On s’y affronte aussi par les mots – les griphes, entre glyphes et cicatrices – par les paragraphes, par le théâtre, par ce que l’on a gravé sur sa chair, dans sa chair – tel Jean le Men qui, derrière lui, comme une traîne à la fois royale et infâme, laisse glisser de longs replis de peau elle aussi griphée.

« Toute version de l’acte lui-même est un outrage à l’ordre social, et surtout un rappel inadmissible, car traumatisant, de notre incapacité à procréer. »

Corps griphé, corps porteur d’histoires parce qu’il est devenu incapable de porter sa propre histoire. Dans ce monde doublement carcéral, prisonnier de son orbite et reconstituant, par sa surveillance informatique et par sa topographie, le fameux panoptique des temps passés, le corps, devenu incapable d’aller au-delà de lui-même, devenu incapable de se reproduire, est devenu lui aussi sa propre prison. Les mots enferment, l’espace également, l’absence de futur plus encore. La négation de la féminité – et l’on en revient au combat de Christine de Pizan au moyen-âge – est niée par tous les moyens. Les femmes sont privées de caractères sexuels secondaires, privées de tout espoir. Et comme si cela ne suffisait pas, l’infâme Jean le Men, au prétexte d’expériences qui pourraient permettre à ce qui reste de l’humanité de perdurer, se livre sur des femmes à des tortures épouvantables.

« Jusqu’alors, je la considérais comme une héroïne. Jeanne. Je voyais en elle ce que l’on nous a appris à voir dans ce mot, dans cette idée. Une héroïne enfermée dans ce récit écrit par des hommes, qui fait la part belle aux hommes. Mais qu’arrive-t-il lorsque le récit émane du corps d’une femme, d’une femme semblable à nulle autre dans l’histoire de l’humanité ? »

Si l’arrière-plan, à la fois topographique et historique, est destiné à rester incomplet, c’est que le choix a été fait de laisser ce monde futur et son passé se construire en plein et en creux à partir des bribes et des narrations. Une narration qui prime sur le didactisme, une narration qui elle aussi se construit en plein et en creux, avec ces récits, ces phrasés, ces slogans parfois écrits à même le corps, et en tant que tels avec leur part de visible et d’invisible, leur part lisible et leur part secrète. Une histoire qui se dit, se duplique, et parfois peut-être naît à même l’épiderme. Une histoire qui commence au moyen-âge, qui se rejoue, se décline, se transforme avec celle de Jeanne la Terreuse, depuis son enfance avec ses manifestations hallucinatoires épileptoïdes qui ne sont pas sans rappeler celle des grandes mystiques comme Thérèse d’Avila, depuis l’apparition de cette lueur bleue sur la tempe que nul n’a jamais su expliquer, depuis les premières manifestations de ses pouvoirs qui, pourtant, ne lui épargneront pas la défaite.

«  Le Ciel a donné à l’humanité de nouveaux corps, créé une armée de sculptures blanches comme le marbre.  »

Des pouvoirs ? Il y en a d’autres dans ce roman, comme celui des engendrines, capables par le miracle de la mutation d’interfacer avec la matière, ou d’autres créatures capables de se déplacer instantanément à distance, pouvoir de légende, des anciens contes, mais aussi des super-héros contemporains. Une nouvelle fois, donc, on se retrouve à cheval entre passé et futur, entre mythe et anticipation. On joue et rejoue des schémas anciens, éternels, des combats perpétuels au premier rang desquels celui de la liberté de la femme, thématique centrale d’un roman aiguisé, d’un personnage qui “fera resurgir toute l’histoire littéraire du monde, comme une lame.

« Sa tête magnifique, terriblement humaine. Là où les autres portent des griphes, qui forment parfois des replis, la tête de cette femme est couverte d’un filigrane bleu nuit et or, formant un délicat tatouage de cheveux sur son crâne. Les tatouages descendent le long de ses épaules, et son corps entier brille comme un manuscrit enluminé. »

Mais tout n’est peut-être pas perdu. Ce royaume des cieux et de la censure qu’est Ciel n’est peut-être pas entièrement à l’abri des dissidents qu’il héberge, emprisonne, espionne au cœur de son panopticon. Jeanne d’Arc a été brûlée publiquement, Jeanne la Terreuse aussi, mais… Et puis il y a cette minuscule araignée high-tech, qui peut-être fera mentir ceux qui au moyen-âge considéraient les insectes et arachnides comme créatures du diable, ou qui n’hésitaient pas à excommunier ces animaux à présent disparus. On trouvera ainsi plus d’une passerelle entre futur et passé, plus d’une déclinaison, plus d’un avatar, plus d’un détail porteur de sens.

« Dans mon enfance, c’était un rêve merveilleux : une dame blanche, qui vivait dans l’espace, tissait des histoires comme autant de toiles d’araignée. Elle remplissait des chambres entières de ses histoires. Et l’encre de l’espace, autour d’elle, la faisait rayonner d’autant plus : une femme lunaire, dont la peau brillait d’un éclat nocturne et dont la voix semblait portée par les étoiles. »

Nous n’en dirons pas plus. Étrange et belle idée, en définitive, que de rejouer la légende dans un futur qui a cessé de chanter, de le transformer en manifeste pour la liberté des femmes et des corps, d’emprunter aux thèmes de la science-fiction sans pour autant y basculer en entier, de revisiter un lointain passé – et un combat sans fin – au prisme d’un futur infléchi vers l’utopie noire. Fort et poignant, cru et violent, parfois jusqu’à la complaisance, clôturé par une fin excessivement et volontairement théâtrale, « Le Roman de Jeanne » apparaît comme une œuvre à part, difficile à circonscrire dans un genre. Un roman âpre, exigeant, atypique, nécessaire.


Titre : Le Roman de Jeanne (The book of Joan, 2017)
Auteur : Lidia Yuknavitch
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Simon Kroeger
Couverture : Florian Schommer
Éditeur : Denoël
Collection : Denoël et d’ailleurs
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 328
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : août 2018
ISBN : 9782207139691
Prix : 21 €



Hilaire Alrune
19 août 2018


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