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Sacrée Salade (Une)
Jacques Laurent
La Table Ronde, La Petite Vermillon, roman (France), roman noir, 167 pages, mars 2018, 7,30€

Forbin est inspecteur au Quai des Orfèvres. En face de lui, Claude-Andrée-Pénélope Racan, dite Peny. A peine plus de 20 ans, elle est là pour un avortement clandestin. Dans la France des années 50, c’est un délit, et les ordres d’en haut sont de faire tomber les médecins trop conciliants. Mais voilà, Peny a fait un peu de droit, et elle ne va pas lâcher le morceau trop facilement.
Entre le vieux flic et la jeune femme, c’est un duel aux allures de pêche au gros : pour obtenir les noms dont il a besoin, Forbin va laisser filer la ligne, laisser la jeune femme s’épancher... et parfois ramener trop vite son fil, ruinant une heure d’efforts et de mise en confiance.



Après « Sophie et le crime », primé en 1953 au Quai des Orfèvres, Jacques Laurent récidive sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent avec « Une sacrée salade », roman plus noir que véritable polar.
C’est un duel presque psychologique auquel se livrent le flic et la jeune femme, un jeu sur les nerfs à la manière de « Garde à Vue » de Claude Miller, qui réunissait en 1981 Michel Serrault, Lino Ventura et Romy Schneider. Nous sommes ici 25 ans plus tôt, mais le roman, lu aujourd’hui, appelle à grands cris une interprétation. Dans ses forces comme ses faiblesses.

Forbin est un bon flic, mais surtout il a une bonne tête. Il est celui à qui on se confie, oubliant l’insigne. Celui qui vous a aux bons sentiments. Et Forbin ne joue pas trop de cela. Il fait son boulot, sans plaisir excessif, et aimerait pouvoir parfois absoudre ses interlocuteurs de leurs crimes. Peny n’est pas spécialement charmante, un peu en détresse, mais elle a su montrer des griffes de tigresse, elle a joué cartes sur table : il ne l’attrapera pas avec ses tours, ses revirements surprises, ses questions à la volée ou au contraire son semblant de compréhension. La partie s’annonce serrée.

Ainsi que le dit Jérôme Leroy dans sa très bonne introduction, la question n’est pas de savoir si Peny est coupable. Forbin a la preuve qu’elle a avorté. Mais avouera-t-elle ? Osera-t-elle mettre des mots sur son geste ? Et dénoncera-t-elle le médecin, Danieli, après lequel court la police ?
Une question se fait cependant plus épineuse pour Forbin, tandis que Peny déballe tout à trac sa vie récente : qui était le père ? C’est le véritable sujet de cette « Sacrée salade » : l’émancipation professionnelle et sexuelle de la jeunesse des années 50. Peny a fréquenté plusieurs hommes, et Forbin tente de reconstituer son agenda intime, ce qui n’a rien d’évident. Toute tentative d’éclaircissement, assortie d’un jugement même esquissé, lui vaut une volée de bois vert contre sa vision rétrograde de la femme. Lui ne comprend pas, ou pas trop, que Peny n’ait pas cherché à se ranger, avec l’être aimé, Pierre son premier amour ou Alain l’oisillon ramassé du nid, ou Philippe, l’avocat plus âgé et bien installé. Elle brandit sa liberté, celle de son corps, son refus des carcans sociaux.

Le roman se déroule sur une journée d’interrogatoire, une longue séance tantôt tendue, lorsque Forbin exige des réponses précises à ses questions, tantôt plus intimiste quand Peny confesse sa vie intime, ses déceptions, ses choix, revient sur des moments clés de son courte existence. Elle a peur, pour elle, pour ses proches dans cette affaire, mais tout déballer la soulage également, la dessille sur certains points. La fin est plutôt cruelle, aussi noire qu’on pouvait l’espérer.
64 ans après, le roman n’a guère vieilli. Certes, il faut se replonger dans les années 50, mais sur la forme, le huis-clos fonctionne toujours. Les plus tatillons pourront arguer de quelques répétitions, mais c’est aussi ce qui donne de l’humanité à cette fiction : tout n’est pas aussi huilé qu’il le faudrait, l’interrogatoire policier n’est pas une machine implacable, certaines tentatives de Forbin échouent lamentablement, et il change de stratégie à plusieurs reprises, l’auteur nous énonçant un véritable catalogue des méthodes policières. On sera plus surpris par quelques raccourcis scéniques, les rares mouvements de Forbin (pour aller dans le bureau de son supérieur, en revenir, aller déjeuner) ne sont même pas signalés par un saut de ligne, la narration enchaîne directement. On aurait apprécié un panneau noir, comme dans les nombreuses déclinaisons de la série « New York ». On n’aura ces fois-là qu’un bout de phrase, voire d’incise. Le roman repose essentiellement sur les dialogues, les confessions de Peny et les pensées de Forbin. Faute de beaucoup de mouvements, le reste décrit essentiellement l’attitude et des réactions des deux protagonistes. Tout cela est très humain et très théâtral à la fois, le huis-clos réduisant la focale aux deux êtres de part et d’autre du bureau. Quelques figurants meublent le décor.

Roman noir, huis-clos tendu, portrait d’une société française en mutation, « Une sacrée salade » se lit d’une traite, notre empathie oscillant entre les deux personnages à mesure qu’ils soufflent le chaud et le froid.


Titre : Une sacrée salade (1954)
Auteur : Jacques Laurent
Couverture : Stéphane Trapier / Cheeri
Éditeur : La Table Ronde (édition originale : La Table Ronde, 1954, sous le pseudonyme de Cecil Saint-Laurent)
Collection : La petite vermillon
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 450
Pages : 167
Format (en cm) : 18 x 11 x 1
Dépôt légal : mars 2018
ISBN : 9782710387367
Prix : 7,30 €



Nicolas Soffray
13 juillet 2018


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