Olivier Enselme-Trichard a travaillé son « Nordique » depuis 2005, tissant morceau par morceau un univers fabuleux, riche en couleurs, auquel les éditions Mnémos donnent un magnifique écrin, nouvelle pépite de la magnifique collection Ourobores.
Ancien de l’école d’art d’Angoulême, passé chez Infogrames, il est l’un des co-fondateurs du studio de jeu vidéo Arkane. Bâtir visuellement des univers, c’est son rayon.
Avec « Le Nordique », c’est un monde semi-archaïque, aux accents steampunk et post-apo qu’il nous propose. Sociétés très hiérarchisées, métiers techniques, sciences et techniques avancées, machines frustes mais fonctionnelles... un entre-deux temps qui va s’expliquer assez vite grâce au politique et au religieux.
Le continent qui nous est présenté en 2e de couverture annonce très vite la couleur : plusieurs pays, pas forcément en paix, et un tracé qui les balafre. Mais autant vous rassurer si vous craignez la géographie : le récit n’accompagnera pas le convoi jusqu’au terme prévu, et prendra fin à la frontière.
Pèlerinage lourdement « défendu », le Nordique peut aussi bien s’avérer une armée d’invasion de Riahr-Occil. Le lecteur en est assez rapidement convaincu, et pour une bonne raison : les deux regards portés sur le convoi, dans cette histoire, sont riahr-occiliens.
Deux voix, donc. Commençons par celle des marges, des notes, puisqu’elle est la première à nous aborder. Azuld Hiari, dont on ne saura pas grand-chose mais dont le rôle exécutif majeur ne fait aucun doute, informe le Conseil des Douze des avancées du convoi, des difficultés rencontrées, des craintes à avoir... Chaque note est insérée de façon éclairante, en regard du journal tenu par Cahnis. Mais pas datée, occasion de se souvenir que nous avons un document à posteriori, le journal dudit Cahnis, récupéré à la fin de sa mission, des « chroniques retrouvées » ainsi qu’il est dit dans le sous-titre du livre. Le procédé est très bien employé, fournissant le surplus nécessaire d’information en temps voulu et nous informant de la simultanéité de certaines décisions. Le ton très formel, administratif, tranche avec le style beaucoup plus direct de Cahnis.
Cahnis est donc illustrateur naturaliste en chef, et lui et son équipe sont chargés de reproduire faune et flore rencontrées au fil du pèlerinage. Le journal commence « mal », puisque Cahnis a fait une chute du haut d’un arbre, et s’en étant sorti miraculeusement, commence à suspecter l’arriviste de son groupe, Folnis, lèche-bottes qui ne trouve aucune grâce à ses yeux. Un étrange courrier, signé d’un Oncle qu’il ne connait pas, l’enjoint à se cacher, se fondre dans le convoi et ne pas faire de vagues. Pas de chance, sa survie à une dégringolade mortelle a attiré sur lui l’attention des Sondeurs, la police de l’ordre de Sou. Raisons pour lesquelles, entre autres, il commence la rédaction de ce journal, dans une vieille langue qu’il doit être le seul à avoir étudiée. Quelques feuilles de cure, envoyées par l’Oncle, le mettent en état de transe et lui permettent de rédiger très vite, d’optimiser le temps. Un procédé qui permettra à l’auteur de conclure ce journal sur le fil, dans une petite apocalypse intérieure.
Le convoi s’ébranle donc en terres amies. Malgré tout, les exactions sur les populations locales, mesquineries des riches pèlerins et rappel à l’ordre des égarés, révulsent déjà le narrateur, qui craint le pire lorsqu’ils auront passé la frontière. De nombreux incidents entravent le chemin, son groupe se retrouve un temps séparé du gros de la troupe... Des marais minent le moral et la santé des pèlerins, ouvriers, soldats, la traversée d’un désert, lieu tabou puisque site de défaite de la guerre 412, achèvent leur santé mentale. Contraints de se nourrir d’aseth sauvage, ils recouvrent quelque peu la raison, ce qui fait suspecter à Cahnis que la variété dont on les a nourri dans le convoi, aux feuilles tachetées, est trafiquée et accroit leurs penchants violents. Peut-on imaginer une nation empoisonner son peuple de croyants pour les changer en brutes sanguinaires ?
L’aseth, plante comestible bien pratique, l’équivalent de nos pommes de terre
Il y a dans « Le Nordique » un vibrant message de raison, et une non moins virulente attaque contre la religion. La première élève l’homme, la seconde le rabaisse. Certes, la vision est partiale, nous suivons cette histoire par la voix de deux Systémates, et à mesure qu’on avance dans l’histoire, les dessous de l’Opération Chrysalide vont se faire jour, et on ne pourra qu’être effrayé par la puissance des Systèmes sur l’esprit d’un homme, le courage de celui-ci, ou l’inhumanité des autres, pour un tel sacrifice.
Mais ce sacrifice a pour but de sauver des milliers de vies dans tous les camps.
Du côté du culte de Sou, guère à sauver : les croyants vivent dans une foi aveugle, un fardeau de règles et autant de terreur d’encourir un châtiment sur le terre ou dans l’après-vie, et qui pourrait s’étendre à leur famille. Les Sondeurs, milice religieuse, traque les déviants. Le sillage d’exactions, de mépris et de violence que laisse le pèlerinage, soi-disant punition des âmes éloignées de Sou, ne pousse guère à la conversion. Ne le cachons pas, l’auteur s’en prend à toutes les religions expansionnistes et prosélytes, pointant leurs contradictions, l’opulence de leurs prélats malgré un vœu de pauvreté, leur bedaine adipeuse malgré celui de frugalité, et leur mépris du bas peuple en dépit d’un message d’humilité... Les Systèmes, face à cela, ressemblent à nos Lumières, prônant sciences et égalité.
Le convoi veut aussi écrire sa propre légende, et les artistes comme Cahnis - mais il y en a d’autres, historiens, poètes, etc. - sont là pour témoigner pour l’Histoire. Sauf qu’il est clair, avant même le départ, que tout cela passera par le comité de censure, que tout devra être conforme aux préceptes de Sou, et que toutes les productions refusées sont de fait hérétiques et doivent être détruites. Cahnis ne s’y conforme pas, et son journal est donc illustré des « sauvés du feu ». Il le rappelle de temps en temps, comme pour les « reliques vivantes », mais l’auteur ne joue que rarement avec ce principe (voir la « statue bleue » p.85-87), et si du coup il nous offre la version sans doute la plus proche de la réalité, on ne peut pas comparer avec celle validée par l’autorité souiste et voir à quel point le compte-rendu est tordu, dévié, en accord avec les commandements de la foi.
Les mondes dépeints, puisque le voyage nous fait traverser divers paysages, sont à couper le souffle autant qu’à frissonner. Végétation gigantesque et difforme, digne d’un Halloween perpétuel ; architecture rationnelle mais sculpture anguleuse oscillant entre les civilisations incas et l’ile de Pâques... C’est une nature sauvage, et un vaste champ de ruines, landes abandonnées, propices aux divagations et aptes à alimenter la paranoïa dont est victime Cahnis. Pour le lecteur, une étrange errance entre cauchemar et curiosité accrue par le mélange d’ambiance post-apo et steampunk.
la cosmogonie de Sou, voulant ordonner, coordonner, le Temps et les espèces vivantes. Pas facile, voire clairement abscons pour tout hérétique.
Comme dans tout journal, qui se conclut brutalement du fait des événements, on pourrait rester sur sa faim. Mais non. Olivier Enselme-Trichard a composé son livre-monde comme un roman, et l’on n’est pas déçu de ce point de vue-là. L’écrin de cet album grand format rend toute leur beauté aux étranges illustrations qui accompagnent le récit, bien mieux que ne l’aurait fait un format imitant un carnet de notes. La maquette est parfaite, rendant bien cette impression de truffage du carnet, et les notes en marges, dans une calligraphie illisible, qui déborde souvent sur les illustrations, barrées de tampons rouges et alourdies de cachets bruns, martèle à merveille cette censure, sans qu’on ait besoin d’y comprendre un mot. Mieux, on pourrait y trouver une certaine beauté, de notre point de vue d’analphabètes, rappelant par sa verticalité les estampes poétiques d’Asie, et par sa cursivité les textes arabes.
Rares sont les pages sans la moindre illustration, et même ces dernières sont un enchantement pour les yeux. Sous les doigts, le papier est doux, lisse mais pas glacé, et on se surprendra régulièrement à admirer la nouvelle double-page dévoilée, la balayer des yeux comme de la main avant d’en attaquer la lecture.
Histoire de foi, de guerre et de folie, témoignage de ce dont les Hommes sont capables de pire au nom de la religion, panorama d’un pays dévasté par des décennies d’exactions contre sa propre population, « Le Nordique » est un récit empreint de fièvre et de vertige, un voyage troublant qui ravira les lecteurs chevronnés acceptant de se perdre dans l’’Imaginaire. Avec un créateur issu du monde du jeu vidéo, on rêvera de voir naître une version open-world où l’on pourrait errer avec crainte, une expérience visuelle et auditive marquée par la folie des lieux et de ceux qui les peuplent. Ah, rêvons... cauchemardons... Et en attendant, lisons !
(avec l’approche du solstice d’hiver, c’est un beau cadeau à (se faire) offrir)
Le Nordique
Sous-titre : Chroniques retrouvées du dernier convoi
Auteur et illustrateur : Olivier Enselme-Trichard
Couverture : Olivier Enselme-Trichard
Éditeur : Mnémos
Collection : Ourobores
Pagination : 178 pages couleurs
Format : 31 x 24,5 x 2,2 cm
Dépôt légal : octobre 2017
ISBN : 9782354085162
Prix public : 36 €
Illustrations © Olivier Enselme-Trichard et Éditions Mnémos (2017)