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Greenland
Heinrich Steinfest
Carnets Nord, roman (Allemagne), inclassable, 288 pages, mars 2017, 20€


Il se nomme Théo März, il vient d’avoir dix ans. Sa grand-mère installe un store dans sa chambre. Chaque nuit, à très exactement vingt-trois heures, une douce lumière verte vient filtrer à travers ce rideau. De l’autre côté, non pas le décor urbain habituel, mais un étrange paysage, et de non moins étranges individus observant Dieu sait-quoi – peut-être lui-même – à l’aide de jumelles. Attiré par ce store, à travers lequel il voit une jeune fille prisonnière, obligée de courir encore et encore sur un tapis de course pour ne pas être étranglée par la corde à laquelle elle est retenue, le jeune Théo passe au travers. Pas seulement une fois, mais à plusieurs reprises. De l’autre côté, dans le Greenland – le monde baigné de lumière verte – il vivra d’étranges aventures, rencontrera d’étranges personnages, abordera d’étranges concepts. Non pas le bien et le mal, mais des individus appartenant à la Troisième puissance et à sa faction opposée, le Sauvetage. Des concepts qui pour lui resteront sans explication claire, tout comme ses aventures avec son couteau vivant, Lucian, et la manière, quasiment impossible, mais si parfaite qu’à la longue il croira avoir tout rêvé, dont la jeune fille ramenée du Greenland s’intégrera à une normalité sans faille.

« Tout me paraissait bien plus familier que lors de ma première visite dans le monde du store. Ici, on ne voyait pas d’hommes avec des jumelles qui semblaient flotter plutôt que marcher. Ni d’enfants sur des tapis de course. Ceci dit, j’étais déjà suffisamment avisé pour savoir que c’était là le sens de toutes les façades – la dissociation du visible et du caché, voire de l’indicible. »

Des décennies plus tard, Théo a réalisé son rêve. Il est astronaute. Dans le vaisseau qui emmène un bon nombre d’humains vers la planète Mars, il est veilleur. Mieux que les machines, il surveille le sommeil des autres astronautes, les routines du vaisseau. Mais, un soir, le fameux store et sa lueur verte réapparaissent. Le voilà qui à partir de l’espace lointain rebascule dans le Greenland, pour y retrouver, comme lui plus âgés de quatre décennies, le monde et les personnages auxquels il avait eu affaire étant enfant.

« J’avais l’impression que toutes les gouttes de sueur se figeaient en cristaux de glace avant de se détacher de ma peau et de se briser sur le sol dans un léger cliquetis. De minuscules flûtes de champagne qui volaient en éclats par dizaines. »

Le lecteur lira donc ce roman imprimé alternativement en deux couleurs. Le monde classique selon la couleur noire classique, le monde vert en impression verte. Un artifice qui semble à première vue inutile, car la scission entre les deux mondes apparaît particulièrement nette, mais un court passage en noir au chapitre sept, dont tout laisse à penser qu’il se déroule intégralement dans la topographie parallèle, attire l’attention en laissant entendre que ces deux mondes pourraient in fine être plus imbriqués qu’on ne le croyait. Une intrication dont la nature n’apparaîtra qu’en toute fin de volume.

« On voulait essayer de produire des frites martiennes commercialisables. Mais on cultivait aussi de la mandragore et de la jusquiame. Si les frites ne donnaient rien, on pourrait toujours se rabattre sur la magie.  »

Des silhouettes étranges qui ne se défont jamais de leurs jumelles, qui semblent comme tirées d’un tableau surréaliste et détiennent un bien étrange pouvoir, des machines de tous les jours se transformant en pièges infernaux qui ne sont pas sans évoquer le remarquable « Entrefer  » de Iain M. Banks, un monde imparfaitement parallèle, des surprises encore et encore jusqu’à une fin émouvante à travers laquelle beaucoup d’éléments viennent s’articuler comme dans un récit policier, voilà quelques-uns des éléments du « Greenland  » d’Heinrich Steinfest. Un Heinrich Steinfest qui fidèle à son habitude glisse ici et là de minuscules digressions, marques d’un esprit profondément observateur et non moins original, et récompenses du lecteur attentif, celui qui savoure lentement sa lecture plutôt que d’aller de péripétie en péripétie. Un lecteur qui appréciera également le goût de Steinfest pour les retournements des apparences et les approches inversées : après avoir vu un piano qui joue d’un être humain et des appareils de réanimation animés par leur patient, on ne s’étonnera pas, dans le dernier chapitre, qu’une machine nommée « roman » ne propose pas par elle-même une histoire, mais apparaisse comme un instrument capable de déchiffrer une histoire qui s’écrit hors de lui, à sa source la plus mystérieuse et la plus impénétrable.

Une fois de plus, Heinrich Steinfest surprend. Il semble donc que sa profonde originalité le conduise à aller systématiquement là où on ne l’attend pas. Avec une écriture précise qui par moments fait songer à Stephen Millhauser, à mi-chemin entre fantastique et science-fiction, quelque part entre fable, surréalisme et littérature blanche, pas même à la croisée des genres mais dans un autre topos encore, « Greenland », comme l’avait fait précédemment remarquer François Schnebelen dans une précédente chronique, fait indiscutablement partie des authentiques inclassables. Un livre qui a la beauté des marges, de l’indéfinissable et des entre-deux, de ces heureuses surprises comme l’on aimerait en lire et en découvrir plus souvent.


Titre : Greenland (Das grüne Rollo, 2015)
Auteur : Heinrich Steinfest
Traduction de l’allemand (Autriche) : Corinna Gepner
Couverture : Le Miroir création d’après une photographie de Mike Alegado / Arcangel
Éditeur : Carnets Nord
Site Internet : Roman (site éditeur)
Pages : 288
Format (en cm) : 13,9 x 21
Dépôt légal : mars 2017
ISBN : 978-2-35536-245-3
Prix : 20 €


Autre roman de l’auteur sur la Yozone :

- « Le poil de la bête »


Hilaire Alrune
15 avril 2017


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