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Journal d’un marchand de rêves
Anthelme Hauchecorne
L’Atelier Mosésu, collection Pepper, dark steampunk, 555 pages, octobre 2016, 19€


« En somme, mon séjour à l’asile ressemblait furieusement à une résidence d’artiste – nourri, logé, blanchi – avec les drogues en prime. »

Il a pour nom Walter Krowley. Fils d’une célébrité hollywoodienne, rejeté dans l’ombre par la gloire de son père autant que par une absence totale de dons personnels, il mène une jeunesse inconsistante et dissipée. Un soir, lors d’une virée en compagnie de Trevor Trump, son compagnon en débauche, leur véhicule percute une automobile, tuant deux personnes. Cure de désintoxication pour Crowley, et passage dans le monde des rêves.

Un autre monde passablement complexe, voilà ce que laisse échapper Walter Krowley à sa psy. Que l’on devine ravie d’entendre mentionner un animal féroce tapi sous le lit de Krowley, qui n’est autre que son « Ca », dont la nature freudienne évidente ne peut que correspondre à ses thèses. Pour le reste, beaucoup moins. Un univers que l’on nomme Brumaire – lieu pour le jeune Krowley d’une véritable quête initiatique – aventures, captivité, évasion – où il semble paradoxalement découvrir les vicissitudes d’un réel auquel il a toujours été soustrait. Des dangers, des outlaws, des créatures mécaniques, des femmes peu ordinaires – l’étonnante Spleen et la non moins étonnante Banshee, dont il ne tarde pas à tomber amoureux. Parallèlement, grâce au sable exploité dans Brumaire, une sorte de poussière de rêves et d’idées, Walter Krowley, durant ses périodes d’éveil, écrit la première partie d’un scénario qui lui ouvre grandes les portes d’Hollywood. Mais se retrouve exclu du monde de Brumaire avant d’avoir pu en terminer. Retour, donc, à sa misérable existence de looser.

« Sellexurb, le reflet de Bruxelles dans l’Ever, poussait ses maisons flamandes sou la caresse de la pluie. (…) Des siècles de cauchemar hantaient ses rues, ombres monstrueuses à la lueur des réverbères, cris montés des pierres, fosses pleines d’idées noires (…) »

Second acte du roman : sortie de l’asile et entrée à l’Hôtel Terminus à Bruxelles, un équivalent européen, en quelque peu miteux, du célèbre Chelsea hôtel américain, repaire de stars et d’artistes. Une ville où Walter Krowley espère bien, mais hélas sans y parvenir, retrouver la véritable Banshee, qui à Brumaire lui avait dit en être originaire de Bruxelles. Il y découvrira Sellexurb, le revers de la ville, et ne tardera pas à poursuivre ses aventures oniriques dans Myst, équivalent de Brumaire dans un registre steampunk légèrement différent, avec carrioles tirées par des octopodes, mêmes outlaws, fumeries d’opium et automates en tous genres. Il retrouvera bientôt Spleen, Banshee, Butch Smoke et autres connaissances – à moins que ce ne soient ces personnages qui le retrouvent.

« Butch a dégainé son arme, une étrange créature en forme de fusil. Vu de près, son « Ca » évoquait le fruit des amours délictueuses d’un phasme avec une Winchester. Cet énorme insecte gardait ses membres repliés le long de son corps, dardant sur moi ses mâchoires ouvertes, ce trou noir où la mort se terrait, prête à jaillir.  »

Celui qui connaît l’œuvre d’Anthelme Hauchecorne en conviendra : la citation ci-dessus n’est pas sans rappeler les étranges artefacts d’« Âmes de verre ». Des idées de ce genre, le roman en fourmille. Ce n’est pas seulement cette histoire de « Ca », joliment trouvée, sorte de totem vivant différent pour chaque individu, Krowley étant en permanence attaché à sa bête féroce par une chaîne tantôt matérielle et tantôt immatérielle, anneaux de métal ou filament ectoplasmique, capable de se distendre à en devenir presque inexistante ou au contraire de raccourcir et d’enserrer son poignet jusqu’à le blesser. Car, dans ce pays que l’on nomme l’Ever, envers de rêve, à Doowylloh, envers d’Hollywood, à travers Brumaire et Myst, les surprises abondent. Les personnages capables d’arpenter ces étranges territoires, véritables ponts entre l’Éveil et l’Ever, s’ils sont sobrement nommés les Rêveurs, et qu’ils soient humains ou mécaniques, recèlent et révèlent plus d’un mystère, s’activent et s’agitent en une sarabande d’images qui tiennent à la fois du tableau, de la bande dessinée et du film d’animation.

Avec une légère touche de surréalisme et de nonsense façon Jasper Fforde (les démêlés avec les portes entre les deux mondes, l’armoire donnant sur le cauchemar sans cesse rejoué de Trevor Trump), servi par des dialogues pleins d’humour (les personnages ont un sens de la réplique bien à eux), ce « Journal d’un marchand de rêves » ne laisse guère au lecteur le temps de souffler. Outre des péripéties incessantes, on y trouve, comme dans tout récit à tendance steampunk, le goût pour les belles choses et les objets d’époque (le Chamelot-Delvigne 1892, le roadster Excalibur), mais aussi de petites notes d’ironie devant les excès et surenchères du genre, avec ce fusil qui apparaît comme « une orgie de cuivre, de boulons et de rivets  », et ces «  revolvers en cuivre qui ressemblaient à des pétoires bricolées à partir de pièces de plomberie  » sans compter l’apparition, fugace et rituelle, de l’inévitable Zeppelin.

Au steampunk également, ce « Journal d’un marchand de rêves » emprunte la composante multiréférentielle. Le cinéma (Terry Gilliam et Stanley Kubrick par exemple), la littérature (Charles Baudelaire, Emile Verhaeren), mais aussi d’autres formes d’expression artistique sont citées ici et là tantôt de manière explicite et tantôt de façon allusive. Lieux et époques différentes, culture classique ou pop culture viennent nourrir le récit en s’y intégrant suffisamment pour ne jamais donner d’impression de surenchère ou d’hétérogénéité. Quelques notes de bas de page, jamais pesantes, réduites à l’essentiel apprendront aux plus jeunes ce qu’il leur sera intéressant de savoir pour comprendre le narrateur, et d’intéressantes remarques, dans le corps du texte, contribueront à l’édification du lecteur qui découvrira avec profit, par exemple, l’origine de termes tels que « noosphère » et « égrégore », ou de l’expression « Son of the gun ».

« Par profit, Butch Smoke réduisait en poudre des édifices millénaires. Le gouverneur, lui, recyclait la quintessence des songes en matériaux de construction. »

Du ludique et de l’érudit, donc, pour ce « Journal d’un marchand de rêves » dont le propos n’a par ailleurs rien de gratuit. Car, dans cette histoire où se profilent des Oniromanciens dont on ignore la véritable nature, et dont on apprend qu’en explorant ce chaos d’éventualités que sont les rêves et qu’en cartographiant l’Ever, ils essayaient de voir l’avenir, se dessine également un arrière plan socio-politique. Dans l’Ever comme dans le monde réel, ce n’est rien d’autre, de la part des forces en puissance – les outlaws sans foi ni loi, mais aussi le Gouverneur et sa Garde de nuit, qui ne sont guère, de façon symbolique, que des émanations les uns des autres – que manipulations, mensonges, destruction du passé, pillage et gaspillage délirant des réserves. Nul besoin d’être perspicace pour y voir un reflet de notre monde, un monde mû par le mépris des idées et le goût du profit, un monde soumis à un processus de métamorphose effrénée par lequel nous transformons les individus en robots et les merveilles en déchets.

« Une rangée de lampes a irradié une douce lueur que filtraient ses abat-jour en vitrail. Les ténèbres ont cédé la place à des sacs de sable, des épées, des hallebardes, des armures à vapeur, des scaphandres remontés des profondeurs, des machines pour lesquelles il n’est ni nom ni mode d’emploi et d’autres merveilles réquisitionnées sur un millier de songes…  »

Deux étiquettes ont été apposées à l’ouvrage par l’éditeur. De la première, « Young adult », on sait qu’elle ne signifie pas grand-chose, et si l’on peut se trouver tenté de la retenir, c’est au mieux dans la mesure où les descriptions y apparaissent moins fouillées que les spectacles évoqués ne le mériteraient – ceci est bien évidemment intentionnel afin de conserver intacte la dynamique du récit. La seconde étiquette, « Dark steampunk », apparaît assez difficile à préciser, ne serait-ce que parce que certains placent dans cette catégorie « Les Voies d’Anubis » de Tim Powers, un des ouvrages fondateurs d’un genre que lors de sa parution l’on ne se préoccupait guère de définir, et encore moins de scinder en sous-catégories. Autres exemples possibles de « Dark Steampunk » : Boneshaker de Chérie Priest ou Perdido Street Station de China Miéville, ou encore Kraken du même China Miéville. Des ouvrages qui ne se ressemblent pas vraiment entre eux. De fait, ce « Journal d’un marchand de rêves  » ne ressemble lui non plus à nul autre, parce que, comme nous l’avions écrit dans notre chronique du « Carnaval aux corbeaux » Anthelme Hauchecorne a une manière bien à lui de mêler références de tous horizons (le steampunk étant souvent qualifié de une littérature de fusion), avec un ton et un style très personnels qui n’imitent personne, et que l’on aurait bien du mal à définir. On trouve dans ce « Journal d’un marchand de rêves » la jolie formule d’« orpailleur d’idées » : sans doute pourrait-on considérer l’auteur la fois comme un orpailleur de visions et d’idées.

Nous n’en dirons pas plus, si ce n’est qu’après ce carrousel d’images et de péripéties, Anthelme Hauchecorne parvient à réserver quelques surprises sur les derniers chapitres et à terminer ce « Journal d’un marchand de rêves  » sur une fin poignante et inattendue. Notons également le soin apporté à la réalisation de l’ouvrage par l’Atelier Mosésu, avec une couverture élégante, un dos travaillé et, en tête de chaque chapitre, un élégant motif d’attrape-rêve.

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Titre : Journal d’un marchand de rêves
Auteur : Anthelme Hauchecorne
Couverture : Sylvie Veyres / Miesis / Marcela Bolivar / Atelier Mosésu
Éditeur : L’Atelier Mosésu
Collection : Pepper
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 555
Format (en cm) : 12,5 x 20
Dépôt légal : octobre 2016
ISBN : 9791092100761
Prix : 19 €

Anthelme Hauchecorne sur la Yozone :

- « Le Carnaval aux corbeaux »
- « Âmes de verre »
- « Baroque’n Roll »
- « Punk’s not dead »


Hilaire Alrune
11 décembre 2016


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