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Frankenstein à Bagdad
Ahmed Saadawi
Piranha, traduit de l’arabe (Irak), fantastique, 370 pages, août 2016, 22,90€

Décerné à partir de l’année 2008, l’International Prize for Arabic Fiction a pour but non seulement de récompenser chaque année un ouvrage de fiction arabe, mais aussi, plus largement, de promouvoir les traductions de fictions arabes dans d’autres langues. En ce qui concerne la langue française, trois seulement des ouvrages primés avaient déjà été traduits : « Oasis du couchant » de Bahaa Taher (prix 2008, chez Gallimard), « La Malédiction d’Azazel » de Youssef Ziedan (prix 2009, chez Albin Michel), et « Les Druzes de Belgrade » de Rabee Jaber (prix 2012, chez Gallimard). À côté de ces grands éditeurs, ce sont donc les jeunes éditions Piranha, fondées en 2013 qui viennent traduire le premier ouvrage irakien à avoir été récompensé par ce prix, en 2014, l’étonnant « Frankenstein à Bagdad » d’Ahmed Saadawi.



« Il se lavait les mains de Bagdad et de tout ce qui s’y trouvait ; c’était devenu une ville d’assassins et de mort gratuite. »

Nous sommes à Bagdad, en 2005. Une année tout autant marquée par le drame du pont al-Aïma (près de mille personnes mortes piétinées ou noyées et des centaines de blessés le 31 août) que par une violence chronique qui peut-être n’a encore jamais atteinte. Dans cette capitale qui depuis le début de l’occupation américaine a sombré dans le chaos – prolifération de bandes armées, affrontements confessionnels, assassinats et attentats quotidiens –, le roman s’intéresse à toute une série de personnages plus vrais que nature, qui essaient simplement de continuer à vivre. Nous avons ainsi Elishua Oum Daniel, surnommée « La Folle », une vieille femme de confession chrétienne dont le fils, parti au front lors de la guerre contre l’Iran bien des années plus tôt n’a jamais réapparu, dont les filles sont parties très loin en exil, et dont les amies, plutôt cancanières, sont persuadées qu’elle a des pouvoirs cachés, Mahmoud al-Sawadi jeune journaliste qui chaque jour prend modèle sur Al Sa’Idi, son patron qui lui apparaît comme un modèle de réussite, Farid Shawwaf, un autre journaliste dont il partage le logement, Faraj al-Dallal agent immobilier véreux (qui s’accapare sans souci les appartements des morts et des disparus pour les relouer à son compte) et son concurrent Abou Anmar, plus scrupuleux mais ruiné, Abou Zaydoun, un ancien recruteur, et surtout Hadi al-Attag, le chiffonnier un peu fou qui s’affaire à recomposer un homme à l’aide de morceaux de corps ramassés ici et là, au gré des attentats auxquels ils est confronté sur son chemin.

« Il se tramait des choses graves, que Hadi le chiffonnier ne servait qu’à véhiculer, comme des parents naïfs qui engendrent à leur insu un prophète, un saint ou un tyran.  »

Un peu fou ? Peut-être pas tant que cela, car le jeune journaliste encore naïf va découvrir qu’il existe bel et bien une police surnaturelle à Bagdad, officiellement nommée brigade de Surveillance et d’Intervention. Dirigée par le brigadier Sourour, composée de mages et d’astrologues, elle est au service du pouvoir irako-américain et a pour mission de prédire meurtres et attentats. Jeux de cartes, tas de sable, miroirs, chapelets de perles d’ambre, tels sont les instruments destinés à lire le futur. Cette brigade sera dissoute, officiellement parce qu’elle n’aura pas fait preuve de son efficacité, ou, selon Sourour, en raison d’une mauvaise utilisation par le pouvoir des éléments qu’elle fournit. Une brigade surnaturelle assez discrète mais au cœur de la construction narrative du roman, puisque c’est à l’occasion d’un rapport officiel à son sujet que l’on comprend comment ce roman a pu arriver jusqu’au lecteur – un cheminement complexe permis, entre autres, par un dictaphone passant de main en main, des journalistes au chiffonnier, mais aussi du chiffonnier à son incroyable créature.

« Les prières des victimes et de leurs familles se sont unies en un seul cri, activant dans leur impétueux élan de mystérieux rouages et remuant les tripes des ténèbres pour me créer, moi. »

En effet, la créature composite du chiffonnier, une fois terminée, prend vie. Hideuse, colossale, animée par l’esprit des victimes qui la composent, animée par un esprit de vengeance fortement légitime, elle apparaît et disparaît à travers la capitale comme un justicier effrayant, impitoyable, invincible. Entre monstre de Frankenstein et mutant de « comics », la créature, également rebaptisée « trucmuche », ne tarde pas à inquiéter jusqu’aux plus hauts cercles du pouvoir. On cherche à empêcher Hadi le chiffonnier de continuer à raconter une histoire qui peu à peu prend corps et consistance, on essaie de tendre un traquenard à ce Trucmuche dont la vieille Elishua Oum Daniel est persuadée qu’il est son fils enfin revenu. Folle ou non, cette vieille dame voit en effet ses vœux se réaliser un à un – même si ce n’est pas tout à fait comme elle l’avait imaginé.

« Ils l’avaient mitraillé, mais les balles l’avaient traversé sans l’arrêter, et il avait continué de sauter lestement de toit en toit jusqu’à ce qu’il ait disparu. »

Peu à peu, la réputation du Frankenstein de Bagdad grandit, à tel point que la maison où il semble avoir pris ses pénates est bientôt protégée par des individus qui lui vouent un véritable culte : le Mage, le Sophiste, les Fous. Mais la sécurité cette maison transformée en quartier général n’aura qu’un temps : les luttes intestines, les interprétations et scissions des zélotes les pousseront à s’entretuer, comme si les habitants de cette bâtisse renommée Caserne des Trois Fous n’étaient rien d’autre que le reflet du monde extérieur.

«  Parce que je suis fait des rognures humaines renvoyant à des ethnies, des tribus, des races et des milieux sociaux différents, je représente ce mélange impossible qui n’a jamais été réalisé auparavant. Pour lui, je suis le premier citoyen irakien. »

Un citoyen, fort malheureusement, sans cesse rapiécé et sans cesse refait, qui symbolise tout autant le déchirement que l’émergence de quelque chose de nouveau, l’Irak écartelée à la fois par les forces étrangères et par ses propres factions, le rapiècement et le dépècement du pays par le pillage des puissances étrangères ou encore une « reconstruction » américaine qui oscille entre la fiction grandiose et l’échec absolu. Un citoyen littéralement perdu, qui tue, qui perd un peu de lui à chaque vengeance, qui pour survivre doit se reconstituer à l’aide de nouvelles victimes (quitte à tuer un innocent en se persuadant que ledit innocent devait de toute façon être tué quelques mètres plus loin), sans compter les interventions d’autres individus qui le rapiècent avec des fragments d’assassins. Dès lors, bien et mal s’enchevêtrent de manière inextricable, indiscernable, aussi bien sur le plan physique que mental. “Assassins et victimes se mêlaient de manière plus complexe qu’auparavant, et il ne se souciait plus de savoir à qui appartenait telle ou telle partie de son corps”, écrit l’auteur. Et, un peu plus loin : “Désormais, il était perdu. Il savait que sa mission se limitait à tuer. Il faisait de nouvelles victimes tous les jours, mais il ne savait plus vraiment qui il devait tuer, ni pour quels motifs.”

Il n’est pas d’innocent complètement pur, ni d’assassin complètement abject.”, médite un des protagonistes. C’est bel et bien le chaos qui l’emporte. Si la fin du roman est en mi-teinte, entre désespoir triste et optimisme tranquille, on remarquera tout de même que bien des personnages finissent par quitter Bagdad, pour s’en aller qui dans un autre pays, qui dans les provinces les plus éloignées.

On peut donc lire bien des choses dans «  Frankenstein à Bagdad  ». Ce roman n’est pas tant une interrogation sur la pertinence ou la légitimité de la vengeance, pas tant un appesantissement sur la nature fantastique du monde (fantastique qui est ici surtout symbolique, tout autant vis-à-vis de la créature que de la brigade surnaturelle dont les techniques divinatoires sont peu abordées, à l’inverse des rêves carriéristes ou de simple reconnaissance du brigadier Sourour ), pas tant un énième ouvrage sur la violence qu’une fable contemporaine sur un monde qui n’en finit pas d’être défait. Un monde composé de strates qui peu à peu se révèlent (le verset de la Chaise dissimule une statuette de la vierge qui elle-même dissimule une planchette juive), se déchire et dont on ne souhaite conserver qu’une partie (la statue de saint George découpée par Elishua Oum Daniel), et semble s’achever sur la force centrifuge conférée à ses protagonistes. Une fable et un conte, car et il est permis de penser que la mésaventure du jeune journaliste Mahmoud al-Sawadi, dont un article initialement baptisé « Conte des rues irakiennes » se voit retitré en un plus vendeur et plus occidental « Frankenstein à Bagdad » est aussi celle qui est arrivée à Ahmed Saadawi.

Une des grandes forces de « Frankenstein à Bagdad » est en effet de ne jamais apparaître ouvertement comme un roman politique, de ne pas sombrer dans le manichéisme, de ne jamais verser dans la dénonciation des uns et des autres. S’il mentionne l’invasion américaine, les bandes armées nourries par le chaos ou encore la mainmise progressive des iraniens sur le pays comme éléments constitutifs du décor, jamais Saadawi ne cherche, sur le plan historique ou politique, à verser dans le didactisme ou le démonstratif. Les faits sont là, leurs conséquences également, un enfant de six ans les comprend (un enfant de six ans, certains l’ont dit à l’aube des années deux mille, était également capable d’anticiper les conséquences de cette invasion avant même son début) et sont traités de manière purement factuelle. Une approche judicieuse qui, en plaçant le lecteur face au quotidien des bagdadis, donne à ce roman toute sa force et participe grandement à une nécessaire « suspension d’incrédulité » qui fonctionne ici à plein.

Mûr, humain, à la frontière entre littérature blanche et récit de genre, entre un mythe effrayant et une réalité qui ne l’est pas moins, «  Frankenstein à Bagdad  », avec sa tonalité particulière, et tout en se démarquant du tout-venant, a plus d’un argument pour séduire. Par le biais de personnages attachants, bien loin des sentiers battus, « Frankenstein à Bagdad » emmène le lecteur à la découverte d’un univers urbain singulier. Une belle publication et un ouvrage fort pour les éditions Piranha qui, en ce mois de septembre, proposent un ouvrage dont on ne pourra jamais dire qu’il se complaît dans les clichés habituels des rentrées littéraires.
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Titre : Frankenstein à Bagdad (رانكشتاين في بغدادفر, 2013)
Auteur : Ahmed Saadawi
Traduction de l’arabe (Irak) : France Meyer
Couverture : non créditée
Éditeur : Piranha
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 370
Format (en cm) :14 x 22
Dépôt légal : août 2016
ISBN : 9782371190474
Prix : 19,90€


Les éditions Piranha sur la Yozone :
- « Accelerando » de Charles Stross


Hilaire Alrune
7 septembre 2016


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