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YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Bioshock - Rapture
John Shirley
Bragelonne, traduit de l’anglais (États-Unis), steampunk, 402 pages, février 2016, 28€

Après le succès planétaire des diverses moutures du jeu vidéo Bioshock, à l’esthétique d’inspiration steampunk, il ne fallait pas s’étonner de voir apparaître sur les étalages des libraires une novélisation destinée aux aficionados de cet univers. Pour autant, une telle transposition pouvait-elle donner lieu à un roman à part entière ? Ci-dessous quelques éléments de réponse.



« Si l’on voyait les boulons qui rivaient les fauteuils et les canapés victoriens rivés au sol, ils n’en avaient pas l’air moins somptueux avec leurs coussins de soie rouge cousus d’or. »

Émigré d’origine soviétique, Andrew Ryan, de son vrai nom Andrei Ryanowski, fait rapidement fortune aux États-Unis. Entrepreneur doué, bientôt à la tête d’un vaste empire, il est effaré par la propension de l’homme à crée les conditions de sa propre destruction. Les explosions thermonucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki achèvent de le convaincre de mener à bien un projet fabuleux : construire sous la mer, très loin dans le Nord, une cité utopique, Rapture, dans laquelle l’homme sera à l’abri de l’apocalypse prochaine.

« Ici, sans obstacle, chacun fera la preuve qu’une société peut fonder son ordre naturel sur une concurrence sans entraves, une économie de marché sans entraves, une science sans entraves ! J’ai invité à Rapture des scientifiques qui œuvrent sur des projets qui vous laisseront sans voix, des œuvres brillantes auxquelles les persécutions des sot ont jusqu’à présent empêché de voir le jour. »

Une utopie pour fuir la folie des hommes, certes, mais Ryan est lui-même atteint d’un autre type de folie. Son obsession pour la libre entreprise et la libre concurrence lui font rejeter en bloc toute forme d’organisation, ou du moins tout pouvoir qui ne serait pas le sien. Les habitants de Rapture quittent à jamais le monde terrestre, la religion est interdite, les faibles et les perdants meurent.

Mais ce n’est pas tout : sans lois ni contraintes, il est possible de mener à bien toute entreprise, qu’elle soit financière ou même scientifique. C’est ainsi qu’un escroc, un de ces “gagnants” qu’affectionne Ryan, comprend rapidement le profit qu’il pourra tirer du financement des recherches de Suchong et Tenenbaum, deux scientifiques indésirables en surface en raison de manquements répétés à l’éthique. Expériences génétiques incontrôlées à l’aide de plasmides couplées à de nouveaux mécanismes biologiques découverts chez les limaces de mer, puis expérimentations humaines sans passer par la nécessaire case des essais cliniques – libéralisme à tout crin non pas oblige, mais permet – aboutissent à la commercialisation à Rapture de biotechnologies expérimentales conférant des pouvoirs peu ordinaires : production humaine d’électricité, développement musculaire, projections de glace ou de feu. Des mutations qui s’accompagnent de tumeurs, d’addictions, et de bien d’autres effets indésirables.

Mais qu’importe à Ryan, qui, dans sa foi absolue au darwinisme social, refuse de réguler quoi que ce soit ? Qu’importent tous ces orphelins que les scientifiques s’empressent de transformer en bioproducteurs ou en cobayes ? Ceux qui doivent mourir mourront, voilà tout. Ses théories l’empêchent de voir que la misère galopante couplée à ces nouveaux pouvoirs représente un danger fondamental dans l’équilibre de sa cité. Il ne se soucie guère que de Sofia Lamb, la psychiatre, qui peu à peu, à force d’observer ce qui se passe autour d’elle, développe des idées qui lui semblent de gauche. Il ne prend pas la mesure de ce personnage charismatique, Atlas, dont on ignore tout, et qui harangue et soulève les foules.

« Un doux dingue ? C’est un assassin, oui ! Il est complètement accro à l’Adam et tue pour le plaisir dans le Hall de la marine, récupère les cadavres, les enduit de ciment et expose ces sculptures au fond de son appart. »

On le devine : « Bioshock  » n’est autre que le récit d ‘une irrémédiable déréliction, une contre-utopie dénonçant l’ineptie d’une théorie politique poussé à non paroxysme. Crimes, violences, maladies, abjections importent peu au maître de Rapture qui n’en a que pour son credo. La ville souterraine n’est plus désormais qu’un gigantesque bas-fond en comparaison duquel l’« I.G.H » de Ballard ressemble à un paradis de paix, de luxe et de volupté. Car ce n’est pas seulement cet artiste décadent de music-hall qui utilises ses nouveaux pouvoirs conférés par la génétique des plasmides pour construire des scénographies à la Jérôme Bosch, c’est la cité toute entière qui est devenue un véritable pandémonium. Les Chrosômes, ces mutants drogués, rampent partout aux plafonds, on s’assassine à tour de bras, les rues se jonchent de cadavres, se hérissent de potences. Rapture, ville idéale, prend des allures de prisons à la Piranèse peuplées de monstres.

« Aussi me suis-je demandé : dans quel pays y a t-il une place pour les gens comme moi ? Ceux qui refusent de dire oui aux parasites et aux sceptiques. Ceux qui croient à la sacralité du travail et à l’inviolabilité de la propriété privée. »

En lisant « Bioshock : Rapture », on passera rapidement sur quelques aspects peu vraisemblables, par exemple la facilité avec laquelle Ryan parvient à bâtir une cité sous les eaux sans que le gouvernement américain, pourtant intrigué, n’en ait vent, ni que personne en surface ne se demande où sont passés ces milliers de personnes qui ont choisi de disparaître à tout jamais de la surface de la terre. Plus gênant, même si ce n’est à l’évidence pas le sujet du roman, l’aspect “création d’univers” est passablement éludée, et l’on a bien du mal à savoir comment peut fonctionner cette ville sous-marine, en toute autarcie et toute autonomie.

On pourra trouver, dans cette contre-utopie, une certaine ironie au fait que ce libéralisme paroxystique soit prôné par un émigré soviétique. Mais la fiction, comme bien souvent, ne fait guère que s’appuyer sur la réalité. Les créateurs de l’univers Bioshock, en effet, se sont inspirés de l’œuvre de la philosophe et théoricienne Ayne Rand (l’anagramme de Ryan est ici évidente), née Alissa Zinovievna Rosenbaum, elle-même d’origine soviétique, dont l’un des ouvrages, le roman « Atlas Shruggered » (traduit en français sous le titre « La Grève », aux éditions Les Belles Lettres en 2011), qui donna son nom à l’un des personnages de Bioshock, imagine ce que deviendrait le monde si ceux qui selon elle le portent se mettaient eux aussi à faire grève. L’ironie de l’histoire – comme on pouvait s’y attendre – est que cette théoricienne fanatique de l’argent et de l’égoïsme et qui honnissait toute forme de solidarité ne manqua pas d’avoir recours au système social pour payer ses propres frais de santé qu’elle ne pouvait assumer.

On le comprend : malgré quelques limites, ce roman de John Shirley se positionne un cran au-dessus des habituelles novélisations sans intérêt et sans âme, et mérite de venir s’inscrire dans la liste déjà longue des utopies et des contre-utopies. On notera que si John Shirley ne développe pas autant qu’il l’aurait été possible les aspects esthétiques du jeu éponyme, les éditions Bragelonne, avec ce grand format doté d’une tranche dorée et d’une couverture particulièrement soignée à tons vert et or, ont su lui fournir un très bel écrin.


Titre : Bioschock - Rapture (Bioschock - Rapture, 2011)
Auteur : John Shirley
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Cédric Degottex
Couverture : Craig Mullins
Éditeur : Bragelonne
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 402
Format (en cm) : 15 x 23,6
Dépôt légal : février 2016
ISBN : 9782352949305
Prix : 28 €



Un peu de steampunk sur la Yozone :

- « Le Manuel steampunk » par Jeff VanderMeer
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Hilaire Alrune
29 mai 2016


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