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YOZONE
Le cyberespace de l'imaginaire




Autre côté du réel (L’)
Norman Spinrad
Milady, Imaginaire, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 318 pages, novembre 2015, 7,60 €


« Les Avaleurs de vide »

« Vous passez votre vie à essayer de l’oublier, dit l’avaleur de vide. Nous y baignons, nous nous en imprégnons parce qu’on ne peut pas y échapper. D’une façon ou d’une autre, le vide domine nos existences. »

Le Trek : une gigantesque flotte spatiale de deux mille trente-neuf vaisseaux, tout ce qui reste d’une humanité qui a abandonnée derrière elle une terre détruite, définitivement souillée. Le Trek, c’est une fuite en avant à travers l’espace, la création de nouveaux vaisseaux à partir des composés extraits des poussières stellaires, et, surtout, la recherche perpétuelle d’un nouveau monde accueillant – mais aussi des décennies d’espoirs déçus.

Sur l’Excelsior s’affrontent verbalement deux individus. D’un côté, Jofe D’malh, artiste de senso, mégalomane, adepte du décorum, de la poudre aux yeux, de l’art à profusion, du clinquant, de la fête, qui vient de faire redécorer intégralement son propre navire spatial. De l’autre côté, Haris Bandoora, froid, austère, plus mûr, plus distancié, beaucoup plus fin, et capable d’ironie. Bandoora est d’une tout autre trempe. Il fait partie des Avaleurs de vide, les éclaireurs déployés en éventail bien en avant du Trek, scrutant dans la solitude l’espace avec leurs yeux, leurs capteurs et leurs drones, aux avant-postes de la recherche de ce nouveau monde qui n’en finit pas de se dérober.

« Peux-tu vraiment créer de l’art vivant à partir du vide mort, non pas métaphoriquement mais à partir du néant même ? »

Bandoora met l’artiste au défi de l’accompagner dans une de ces missions. Découvrir le vide à son tour. Mais l’Avaleur de vide n’est pas mû par le simple désir de mettre Jofe D’malh, incapable de se dérober devant ses pairs, dans une situation embarrassante, ni de le rendre à moitié fou en le confrontant à la fois au vide spatial, sorte de « Grand bleu » intersidéral, et à son propre néant, qu’il découvrira immanquablement car il y sera coupé du réseau collectif dans lequel il baigne en permanence, sorte de communication empathique par laquelle il peut à tout moment voir par les yeux des autres. Bandoora a compris les qualités de l’artiste, et c’est sans le lui dire qu’il souhaite lui confier une mission : à son retour, communiquer au Trek l’infinitude du vide et le fait qu’il n’y a aucun, absolument aucun espoir d’y découvrir un jour une planète accueillante.

« C’était la vie, c’était l’univers, c’était la réalité dans son essence, cette réalité que les hommes fuyaient : dans la religion, le rêve, l’art, la philosophie, la métaphysique, la littérature, le cinéma, la guerre, l’amour, la haine, la paranoïa, le senso et le branchement. (…) La nuit écrasante n’était plus la toile peinte d’une réalité en réduction mais une absence totale de tout – lumière, chaleur, mouvement, bruit, couleur, vie – qui s’étendait continuellement, sans bornes pour lui donner une forme ou une signification. »

« Les Avaleurs de vide », longue novella d’une centaine de pages, publiée en langue originale en 1974, reprend, avec la perte définitive de la planète Terre, le thème final des « Solariens », écrit quelques années auparavant. Les descriptions du vide peinent un peu à s’équilibrer avec le foisonnement poétique des motifs et des couleurs, mais cette idée de faire passer l’indicible à travers l’art, de rendre acceptable ou tout au moins faire comprendre une vérité insoutenable grâce à une mise en scène, agréablement servie par une prose riche et imagée, permet à Norman Spinrad d’écrire un texte qui mérite d’être lu.

« Deus ex »

« Du royaume enchanté des mythes d’Homère, il ne reste plus que des ossuaires, aujourd’hui abandonnés à des poignées de rats de ruines humains, qui nagent pathétiquement vers toi, le couteau entre les dents et une lueur affamée dans les yeux. »

La citation ci-dessus résume à elle seule l’avenir proche que l’homme est parvenu à se concocter. Ayant détruit, dans sa frénésie consumériste et polluante, la plus grande partie de son propre monde, il y survit tant bien que mal. Mais la civilisation ne s’est pas entièrement effondrée : dans ce futur en mi-teinte, le narrateur, Marley Philippe, survit en tant que pirate informatique. Un mélange de hacker et de cybernaute qui signe bien évidemment l’aspect post-Neuromancien du roman, même si le monde virtuel n’y est pas développé de la même manière.

« Vous êtes mort, le clone est un golem satanique, votre âme est entre les mains de Dieu et la science n’y peut absolument rien changer. »

Pas de la même manière, parce que l’on ne s’y immerge pas aussi intensément que chez William Gibson, du moins pas en tant que hacker. Par contre, si l’on est riche, et au seuil de la mort, rien n’est plus facile que d’abandonner le monde de la chair, renommé « carniciel », pour inscrire une version logicielle de soi-même dans le monde informatique. L’occasion pour Norman Spinrad de décrire une vaste gamme de possibles et de problèmes éthiques ou légaux (qui est le personnage authentique lorsque l’on duplique sa version informatique ? Est-il licite d’utiliser une personnalité pour faire tourner des sous-routines ? Des segments de personnalité ne sont-ils donc rien d’autre que des groupes de sous-routines ? ), mais aussi métaphysiques : ces personnalités sont-elles authentiques ou non ? Est-on réellement parvenu à l’immortalité, ou s’est-on contenté de construire des simulacres ?

« Ce qui manque à l’église, c’est un miracle moral. Notre image est celle d’un Don Quichotte déconnecté de la réalité, qui combat des moulins à vent théologiques dans les derniers jours du monde. »

Depuis l’avènement de ces techniques, l’Église – ou plutôt ce qu’il en reste, mais elle a conservé une puissance certaine – n’est jamais parvenue à prendre position sur le sujet. Le nouveau pape – une femme, en fait – décide qu’il faut stopper le déclin de la religion en prenant une position officielle. Son idée paraît à première vue délirante : attendre la mort d’un des plus fidèles défenseurs de la religion, d’un évêque qui plus que quiconque abhorre les golems informatiques. Avec son assentiment, le transformer à son tour en l’un de ces golems. Son rôle : une fois qu’il le sera devenu, démontrer qu’il n’est pas humain, qu’il est dépourvu d’âme.

« Dieu le Père se télécharge dans la chair, l’homme se télécharge dans le silicium et nous nous téléchargeons dans le système nous-mêmes. »

Un paradoxe logique, donc, mais au royaume des arguties religieuses, on n’en est pas à une près. C’est ce que découvrira notre hacker, contacté après la disparition des ordinateurs du Vatican du golem de leur évêque. Nous ne décrirons pas ici les astuces retorses et sans doute diaboliques des uns et des autres, les finesses de cette sorte de test de Turing théologique : au lecteur d’apprécier une série de dialogues plus que savoureux.

« Après la disparition de la biosphère, nous continuerions à vivre. Prisonniers du silicium et de l’arséniure de gallium (…) nous perdurerions sur une planète stérile au milieu du vide éternel. Ce serait là notre ultime damnation : hanter à jamais un cadavre planétaire. »

On est donc à la fois dans une métaphysique à la Philip K. Dick et dans un contexte d’avenir de l’humanité qui n’est pas sans évoquer les ouvrages et théories de Jean-Michel Truong (dans son roman « Le Successeur de pierre » et son essai « Totalement inhumaine »). Toute l’astuce de Norman Spinrad est, en quelque sorte, d’élargir le débat à la dimension théologique, ce qui permet de lui conférer des impasses logiques supplémentaires et une pointe d’humour bienvenue. Intelligent, subtil et même retors, « Deus ex » est en outre servi par deux qualités : sa brièveté et son absence totale de caractère pontifiant. Un ouvrage agréable à lire, donc, et un Norman Spinrad, qui, une fois de plus, fait pleinement honneur au genre.

Notons, pour finir, que ces deux textes n’étaient plus disponibles depuis au moins une vingtaine d’années. « Les Avaleurs du vide » a été précédemment publié aux Presses de la Cité en 1979 et réédité chez Pocket en 1993, «  Deus ex » a vu le jour en 1994 chez Denoël et n’a pas été repris depuis. Une bonne idée, donc, que de rassembler ces deux textes devenus difficiles à trouver et de les proposer au lecteur en un seul volume et à un prix particulièrement abordable.


Titre : L’Autre côté du réel (Riding the Torch, 1974), et (Deus Ex, 1992)
Auteur : Norman Spinrad
Traduction de l’anglais (États-Unis), l’anglais (Grande-Bretagne) : Jacques Martinache et Isabelle D. Phillips
Couverture : Pascal Casolari
Éditeur : Milady (édition originale : Presses de la Cité, 1979, pour « Les Avaleurs du vide » et Denoël, 1994 pour « Deus Ex »)
Collection : science-fiction
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 318
Format (en cm) : 11 x 17,7 cm
Dépôt légal : novembre 2015
ISBN : 9782811215750
Prix : 7,60 €


Noman Spinrad sur la Yozone :

- « Ces hommes dans la jungle »
- « Il est parmi nous »
- « Jack Barron et l’éternité »
- « Oussama »
- « Le Temps du rêve »


Hilaire Alrune
11 janvier 2016


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