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Journal de Nuit
Jack Womack
Gallimard, Folio SF, n° 524, traduit l’anglais (États-Unis), science-fiction, 391 pages, septembre 2015, 8€

Écrit en 1993, traduit en France dès 1995, « Journal de nuit », vingt ans et quelque émeutes plus tard, réapparaît sur les tables des libraires. Sous une couverture assez parlante de Sam van Olffen, il décrit rien moins que la chute des États-Unis d’Amérique. Pas de catastrophe climatique à la Ballard, pas d’apocalypse chimique, biologique ou nucléaire, pas non plus, semble-t-il, de crash financier absolument brutal, mais – on ne saura jamais exactement pourquoi – les choses ne vont pas au mieux, le travail manque, les manifestations sont réprimées avec la plus grande violence, les villes brûlent. Et c’est à travers les yeux – ou plus exactement le journal intime – d’une petite fille de douze ans que l’on découvre au fil du temps les signes d’une catastrophe invisible.



Lola, 12 ans alias Booz et Cheryl, alias Boob, sa petite sœur, ont pour mère une professeure au chômage, dépendante des tranquillisants, dépressive et perpétuellement « prozaquée », et un père scénariste pour l’industrie cinématographique. Mais les temps deviennent durs. Ce qui se passe exactement, les déterminants de la crise dans laquelle peu à peu s’enfonce l’Amérique, on ne le saura jamais précisément. Tout ce que l’on sait, on l’apprend à travers Anne – tel est le nom que Lola a donné à son journal – et l’on ne tarde pas à comprendre que si sa famille est encore du bon côté des choses, avec argent et école privée, cela ne durera pas.

D’une certaine manière, cette famille aux poches percées, qui a fait de l’imprévoyance un mode de vie, c’est l’Amérique elle-même : dépenser plus qu’elle n’a, consommer à outrance, nourrir une foi démesurée en elle-même, ne pas penser que l’avenir puisse être autre que radieux.

« Le Président a été assassiné aujourd’hui et on nous a permis de quitter l’école en avance. »

Mais l’Amérique est perdue, déboussolée, et elle ne souhaite ni ne parvient à s’en rendre compte. Le Président, individu emblématique s’il en est, la symbolise mieux que jamais. Il se fait descendre, le suivant aussi, le suivant aussi encore. « Ce soir aux infos ils ont dit que le nouveau Président a déclaré qu’il n’y avait aucune raison pour qui quiconque se préoccupe de la situation. Il n’a pas précisé quelle situation. », écrit la narratrice dans son journal. Puis un peu plus loin « Le nouveau président a fait un discours et déclaré qu’il n’envisage pas de faire quoi que ce soit différemment du Président parce qu’il n’y a absolument rien qui cloche. »

« Je n’aime pas Los Angeles ni Chicago. Ce sont des endroits horribles et je suis contente qu’ils brûlent. »

Dès lors, tout ira de mal en pis. L’industrie du cinéma étant en berne, plus de revenus pour la petite famille. Le père devra accepter un travail sous-payé, avec des horaires sans cesse plus longs, le tout sous l’autorité d’un employeur psychopathe. La famille devra aller habiter dans la zone. Logement insalubre, quartier dangereux, difficultés pour se rendre au travail, et Lola, même si elle continue tant bien que mal à aller dans son école privée, sera peu à peu exclue pas ses camarades. Elle se trouvera d’autres amis dans la zone, étape indispensable pour poursuivre sa descente aux enfers. Une chute due pour une part aux circonstances, mais aussi, comme en témoigne la citation ci-dessus, pour une part à sa propre psychologie.

« On n’avait pas fait trente mètres qu’une cuvette de W.C s’écrasait sur le trottoir à côté de nous. Quand on a regardé en l’air on n’a vu personne. »

La zone, les squats, la violence, puis les petits larcins. La situation familiale de Lola s’aggrave, celle de l’Amérique également. Les émeutes sont réprimées avec une férocité sans égale, et l’on y assassine les populations sans guère de discernement. « Ils ont annoncé que deux mille personnes avaient été tuées à Los Angeles la semaine dernière », écrit Lola, « Papa dit qu’il espère que certaines personnes de sa connaissance figurent au nombre des victimes. »

« La bourse s’est effondrée durant toute la semaine et elle est presque complètement à zéro aujourd’hui. »

On s’en doute : la mise en place d’une nouvelle monnaie n’est guère qu’un pis-aller, et surtout un mauvais signe. Une monnaie frappée d’un aigle et d’un bonhomme sourire, le même que l’on a vu un peu plus tôt au flanc d’une limousine noire, aux passagers invisibles, occupée à rejoindre sa destination en roulant sur les cadavres après une émeute. Le dernier président en date ne fera pas long feu. « Oh Anne le Président s’est encore fait tuer », peut-on lire dans le journal. «  Quand le Président est apparu on l’a regardé. Je sais pas quelle dope il avait avalé ce soir Anne mais c’était un truc costaud. Il avait les yeux vitreux comme ça arrive à maman et à la voir on aurait dit qu’il n’avait pas la moindre envie d’être là. » Et puis aussi : «  Papa dit que le Président s’apprête à dissoudre le peuple. Il avait le visage grave quand il a dit ça même si c’était censé être une plaisanterie. »

« Je suis restée étendue en pensant mon Dieu mon Dieu c’est la mort au quotidien qu’est ce qu’on fait pourquoi c’est arrivé et j’ai finalement sombré dans le coma sans rêver ni rien. »

Inexorable descente aux enfers pour la gamine devenue une jeune fille. Peu à peu, la distance entre réalité et cauchemars s’efface. «  J’arrive pas à me rappeler comment j’étais Anne ça me fait peur. » Et aussi : « Maintenant quand je sors solo je me sens tout le temps sur le point d’exploser comme si j’étais prête à massacrer le premier venu ça a pas de sens je sais mais c’est comme ça. » Il n’y aura pas de garde-fou, pas de limite à la révolte de Lola, qui est celle des démunis pour qui le gouvernement ne fait rien, si ce n’est envoyer l’armée les réprimer.

« Journal de nuit », auquel on préférera le titre original, « Random acts of senseless violence » a été écrit en 1993. Journal intime et portrait psychologique, voire étude psychopathologique, mais aussi tableau sociologique, « Journal de nuit » fait certes frémir. Mais l’on devra aussi convenir du fait qu’un tel ouvrage, pour qui a travaillé un moment dans le social, pour qui est sorti au moins une fois de son quartier bourgeois, pour qui a simplement les yeux ouverts, pour qui essaie de comprendre ce qui se passe autour de lui, et pas seulement en Amérique, et pas seulement dans les grandes villes, pour ceux-là donc, ce roman de Jack Womack apparaîtra à peu près aussi proche du présent que du réel. Car, d’une certaine manière, « Journal de nuit » n’est pas une anticipation, pas une révélation, pas une épouvante, mais surtout et avant tout un diagnostic et un état des lieux.


Titre : Journal de nuit (Random acts of senseless violence, 1993)
Auteur : Jack Womack
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Emmanuel Jouanne
Couverture : Sam van Olffen
Éditeur : Gallimard (édition originale : Denoël, 1995)
Collection : Folio SF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 524
Pages : 391
Format (en cm) : 11 x 19
Dépôt légal : septembre 2015
ISBN : 9782070465835
Prix : 8 €



Hilaire Alrune
29 novembre 2015


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