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Quinze premières vies d’Harry August (Les)
Claire North
Milady, science-fiction / thriller / littérature générale, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne), 569 pages, août 2015, 8,20€

Peut-on modifier à la fois le passé et le futur lorsque l’on est comme tout un chacun limité aux quelques décennies de sa propre existence ? La réponse est oui. Tout cela et bien plus encore.



« La fin du monde approche, comme il se doit de toute éternité. Mais elle approche de plus en plus vite. »

Fruit de rapports illégitimes dans une Angleterre encore puritaine, Harry August naît en janvier 1919 dans les toilettes de la gare de Newcastle. Il meurt dans une chambre d’hôpital en 1996, au moment précis où une petite fille, qui vient d’entrer dans sa chambre, lui explique que la fin du monde est en marche et que lui, Harry August, ferait bien de s’en occuper.

« Pour l’essentiel, ce que nous savons le mieux faire avec le temps, c’est le perdre. »

Rien que de très normal. Parce que si August est né dans des circonstances particulièrement tragiques, il a aussi d’autres bonnes raisons de s’en souvenir. Il est né plusieurs fois. Il est mort plusieurs fois. Et après chacune de ses morts, il est reparti pour une vie, se réincarnant en lui-même à l’instant précis de sa naissance et retrouvant peu à peu la mémoire de ses vies antérieures.

Longtemps persuadé d’être une anomalie, Harry August, au fil de son existence, découvre qu’il appartient aux Ouroboriens, également nommés Kalachackras – deux millionièmes de la population environ – et que les individus disposant de ce pouvoir se sont, au fil des répétitions de leurs existence, peu à peu organisés en petites confréries, les cercles Cronus. Leur but : prendre soin des nouvelles recrues, soigner les enfants devenus fous en se réincarnant, protéger leurs propres membres et éviter toute réécriture intempestive de l’Histoire. Car – et c’est là un développement particulièrement astucieux – ces Ouroboriens que l’on croit définitivement figés dans les quelques décennies de leurs propres existences parviennent à échanger des informations avec le passé et le futur. Il leur suffit d’avoir recours à des membres de cercles Cronus dont une partie de l’existence se superpose à la leur : les plus jeunes qu’eux reviendront à la vie avant leur naissance, pourront contacter des membres du cercle plus jeunes qu’eux encore, et de la sorte pourront faire transiter concepts et questions vers la passé. De même, les Ouroboriens peuvent-ils recevoir des informations du futur, et c’est précisément ce qui se passe lors d’une des morts sans nombre du narrateur. Un Ouroborien a décidé de prendre le large et d’accélérer le cours de l’Histoire. Mais il est, sans le savoir, affairé à précipiter l’apocalypse. Et il ne sert pas à grand-chose de le liquider puisque, renaissant sans cesse avec les mêmes intentions, il est potentiellement immortel.

« Quelqu’un détruisait l’avenir sous nos yeux, les effets des bouleversement survenus au XXème siècle se propageaient vers le futur. Des milliards de vies allaient s’en trouver changées, des millions de kalachakras ne naîtraient plus, ou naîtraient dans un monde dévasté ou reconnaissable. »

Il est impossible de ne pas comparer « Les quinze premières vies d’Harry August » au célèbre « Replay » de Ken Grimwood, publié en langue originale en 1986, traduit au Seuil en 1988 et depuis lors plusieurs fois réédité dans la collection Points (1990, 1997, 2009). Partant du même postulat – un individu vit plusieurs fois sa propre existence – « Replay », (un grand roman, et pas seulement de science-fiction, puisqu’il a trouvé un vaste lectorat en littérature générale), ne systématisait pas la possibilité de ce retour en arrière et ne cherchait pas à lui donner un impact historique : ce que le narrateur cherchait, c’était avant tout à modifier sa propre existence, à compenser ses échecs, ses ratages. Si « Replay » avait une force extraordinaire que n’a pas « Les quinze premières vies d’Harry August », c’était grâce à la justesse perpétuelle du ton, à la description répétée et fidèle de l’Amérique des années soixante, et surtout à la densité et à la cohérence extrême à la fois de son intrigue et de ses personnages.

C’est sur ces derniers points que le roman de Claire North est nettement un cran au-dessous. Après une entrée en matière très classique donnant l’impression que Claire North a la « patte » requise, on a l’impression, surtout dans la première moitié, que l’auteur use et abuse de son thème pour composer un thriller commercial aux allures de feuilleton télévisé. D’où des personnages extraordinairement caricaturaux et des scènes qui ne le sont pas moins (dès le début du roman, la séquestration par Phearson, son internement psychiatrique au mépris de tout motif et de toute réglementation), des dialogues souvent superficiels, à la limite de l’inepte (à titre d’exemple, le premier dialogue avec son épouse n’est absolument pas vraisemblable), et surtout des personnages qui ne sont guère que de vagues silhouettes auxquelles Claire North échoue à donner la moindre consistance. On pourra reprocher également une narration décousue avec de nombreux flash-backs, technique d’autant plus saugrenue que l’existence du personnage n’est déjà, en elle-même, qu’une série de retours en arrière, un club Cronus perpétuellement mal défini, avec ce compromis (qu’il n’est pas difficile d’estimer impossible) quant au fait de ne pas intervenir pour modifier le cours des évènements, compromis qui lui-même semble à géométrie suffisamment variable, et reposant sur des arguments trop superficiels, pour jamais convaincre le lecteur.

On le voit : en brassant plus vaste que Ken Grimwood, en développant son postulat pour lui donner une autre dimension, « Les Quinze premières vies d’Harry August » se disperse, perd en densité et en cohérence ce qu’il gagne en envergure, et, pour qui a lu son illustre prédécesseur, peine quelque peu à convaincre. Aussi « Les Quinze premières vies d’Harry August  » relève-t-il plus de la littérature de divertissement que de ces véritables romans qui marquent la vie de certains lecteurs. Pourtant, force est d’avouer que tout en prenant habilement place à la frontière entre science-fiction, thriller et littérature générale, « Les Quinze premières vies d’Harry August » assure le spectacle, et, surtout dans sa seconde partie, quand l’auteur décide de resserrer son intrigue autour de l’affrontement entre Harry August et Vincent Rankis, parvient à happer totalement le lecteur dans un formidable jeu de dupes. Un jeu complexe qui, de Vienne à Pékin, d’Accra à Londres, de l’Afghanistan aux bases reculées de l’Union Soviétique, et à travers des décennies sans cesse remises en jeu, conduira Harry August dans un tourbillon d’aventures. Exploitant avec astuce les possibilités offertes par le postulat de départ, abordant les problèmes éthiques, philosophiques et logiques proches (mais pas exactement superposables) de ceux posés par la thématique du voyage temporel, Claire North offre en définitive un thriller particulièrement inventif qui s’achève sur une fin à la fois très humaine et véritablement élégante. « Les Quinze premières vies d’Harry August », malgré les quelques imperfections notées plus haut, apparaît donc comme une jolie trouvaille pour Milady.


Titre : Les quinze premières vies d’Harry August (The First Fifteen Lives of Harry August, 2014)
Auteur : Claire North
Traduction de l’anglais (Grande-Bretagne) : Isabelle Troin
Couverture : Fabrice Borio / Shutterstock
Éditeur : Milady (édition originale : Delpierre, 2014)
Collection : science-fiction
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 569
Format (en cm) : 11 x 18 x 2,4
Dépôt légal : août 2015
ISBN : 9782811215064
Prix : 8,20 €



Hilaire Alrune
19 septembre 2015


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