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Archipel des Nuées (L’)
Eric Nieudan
Le Grimoire, Mille Saisons, roman (France), aventures aériennes, 305 pages, mars 2015, 21€

Dans un univers d’îlots aériens et de navires marchands ou pirates qui voguent sur l’aether, plusieurs destinées vont se lier. C’est par les yeux d’un petit personnage, le gobelin Molesto, apprenti roublard, que nous suivrons cette histoire. Son frère aîné Roderio est recruté par le mystérieux docteur Kogg, un savant peut-être fou enchâssé dans une armure de métal, aux motivations aussi mystérieuses que suspectes. Déterminé, Molesto tente de suivre son frère à la trace, et se voit contraint pour cela de se faire embaucher comme valet par Bartolin Bravache de Poutrefier, un gentilhomme actuellement en manque de fonds et rêvant d’aventures. Grâce à lui (enfin, façon de dire), il va pouvoir rejoindre l’ïle de Péruze, où il a grandi. Mais là, le margrave de Voltepierre, son ancien maître et aristocrate local, disparaît, soit-disant enlevé par des pirates. La Flotte Flibustière se rue, sur les conseils de Bravache, à son secours, mais ce n’est qu’un gigantesque piège !



Eric Nieudan vient du jeu de rôles, et ainsi qu’il l’explique en fin d’ouvrage, il s’est passé plus de 12 ans entre la nouvelle initiale et le présent roman. On peut dire immédiatement deux choses : pour un premier roman, le travail accompli est énorme, néanmoins l’auteur ne renie pas ses origines. Cela se ressent à chaque chapitre de cette aventure, pour le meilleur et pour le pire.

Je vais commencer par le pire : l’univers de « l’Archipel des Nuées » est très, très riche. Peut-être trop. Des bateaux volants sur l’aether. Des machines élémentaires qui changement la pierre en feu, le moindre caillou en énergie, au prix d’une fumée âcre (la pouâcreuse) qui n’est pas sans conséquences sur la santé. Des races multiples (gnomes, gobelins, elfélins, ogres, humains) qui dévient largement des canons habituels (on imaginera rapidement Molesto ainsi qu’il est représenté sur la couverture plutôt qu’en petite créature verdâtre). Des sciences occultes, des religions qui montrent le bout de leur nez, des groupuscules... Et la plupart du temps, rien n’est vraiment présenté, il faut se reporter à l’index final (8 pages sur 2 colonnes) ou laisser filer. Bref, il y a là une bible de jeu de rôles, mais pour un roman, on s’y perd, tant certaines choses n’ont que très peu d’intérêt dans l’intrigue qui nous occupe. Il ne faut jamais perdre de vue qu’un roman raconte une histoire, et ne décrit pas un monde dans le détail. Trop précis par-ci, bourré d’ellipses par-là, le livre s’adresse au lecteur chevronné.

Mon second reproche sera à l’éditeur. On ne pense pas toujours à l’importance de la maquette. Elle est ici désastreuse. Le style de l’auteur, le vocabulaire spécifique, la densité du texte nécessiterait un peu d’aération. Que nenni ! De gros blocs de 42 lignes, bien justifiés, et surtout pas d’alinéas (ce serait trop simple) pour les dialogues, déjà pénalisés par une ponctuation faible (un simple tiret cadratin) et qui se perdent dans le récit. Si les sauts de ligne entre deux paragraphes sont trop présents au début, ils se raréfient rapidement, dans l’excès inverse. La cerise : parfois les caractères sont condensés (plus étroits) (ex. dès la p.176), ce qui accroît encore l’oppression du texte. (De manière générale, les imperfections formelles du texte concernent la seconde moitié, j’y ai vu 15 des 23 coquilles relevées -un total faible comparé à d’autres éditeurs, je tiens à le signaler.) Le livre fait 300 pages, il aurait pu en faire 400 à 500 sans souci chez Bragelonne. Certes, on économise du poids et du papier, mais le lecteur habitué aux page-turners n’aura pas la sensation d’avancer.

Listons maintenant le bon. Et il y en a.

L’univers aérien, avec ses îles suspendues et ses pirates volants, n’est pas sans rappeler « l’Empire de Poussière » de Nicolas Bouchard. Mais plutôt qu’en appeler à la mythologie scandinave, Eric Nieudan crée quelque chose de vraiment original, avec sa compagnie de gobelins voleurs mercenaires, ses luttes de castes et de races, sa technologie élémentaire qui confine à la fois à la magie et la balaie totalement. Techno-fantasy pirate ? pourquoi pas.

Les personnages sont excellents. Ainsi qu’indiqué dans la courte postface, le roman s’intitulait initialement «  L’Epopée d’un second rôle  ». Et c’est exactement cela. Idée typiquement rôliste, donner une histoire à voir par les yeux d’un spectateur plutôt qu’un acteur ou (pire) le héros. Molesto, gobelin, esclave potentiel, plus bas maillon de la société, subit cette histoire (même si quelques-unes de ses décisions participent à l’intrigue). Il ne cherche ni la gloire ni la fortune, la curiosité ne l’anime pas : il ne veut que retrouver son frère et ses parents. Bon, il se trouve que Rodério a été engagé par le docteur Kogg qui est le grand méchant mystère de cet univers. Mais jamais Molesto n’a dans l’idée de contrecarrer des plans maléfiques dont il ignore tout. Il accompagne un mouvement, plus ou moins volontairement, selon que cela serve son propre but. Et parfois il n’a pas le choix et doit prendre son mal en patience. Notamment avec Bravache.

Bartolin Bravache de Poutrefier est l’élément comique du récit, contrebalançant le tragique de Molesto dont chaque découverte semble être une désillusion. Bravache est un fier-à-bras, comme son nom l’indique, un gentilhomme qui a rêvé davantage de hauts faits qu’il en a accomplis. Guidé par un sens de l’honneur, un désir d’accomplir quelque exploit retentissant et une naïveté à toute épreuve, il se laisse facilement berné par tous, Molesto y compris, refuse de voir certaines entourloupes qui entacheraient sa réputation (comme voyager clandestinement), et tombe tête baissée dans les pièges qu’on lui tend. C’est lui qui enfonce le clou du piège de Kogg en convainquant, sûr de lui, la Ligue Flibustière d’attaquer les ogres qui retiennent apparemment le margrave. Dans sa bêtise relative, mais avec sa loyauté sans faille, il est plutôt touchant.

Viennent ensuite deux personnages extrêmement ambivalents : Voltepierre et Esmé.
Esmé, l’elféline, est très complexe. Pirate, bras droit de Kogg (contre son gré ?), victime de crises qui la laissent désorientée, ressemblant trait pour trait à la défunte femme du margrave (comme le découvrira un Molesto jaloux), femme fatale, gamine perdue, redoutable bretteuse, les méandres complexes de l’intrigue lui donnent à jouer de nombreux rôles. Sans qu’on s’y perde trop.
Le margrave Sigismand de Voltepierre prend lui aussi plusieurs visages, depuis l’aristocrate bienveillant (qui permet au père de Molesto de faire des recherches poussées sur l’aether à ses côtés), puis —non, je ne spoilerai pas— et enfin, après la bataille majeure, se révèle en époux brisé et en héros désintéressé.
J’en profite pour signaler l’étrangeté de cette construction : Eric Nieudan ne ferme pas son récit après la Grande Bataille, mais préfère consacrer encore une cinquantaine de pages à ses conséquences et, si cela sonne juste, nuit un peu à l’intensité du récit en rapportant les événements à une bien plus petite échelle (une révolte populaire dans la capitale alors que l’univers connu est en péril). La fin ouverte et le flash-back qui l’accompagne chargent encore d’informations le texte. Manière d’annoncer une suite, reliquat de bible rôliste, ou plus simplement remise en cause de l’importance de cet univers, au-delà de ses habitants ? Après tout, les Nuées ne sont pas tout. Un peu comme lorsque, dans les « Chroniques de Krondor » de Raymond Feist, on passe de la carte de la carte du duché à celle du royaume, puis à tout Midkemia : les problèmes changent d’échelle.

Mon sentiment final est donc complexe, à l’image de l’intrigue un peu alambiquée et d’une construction narrative qui peut l’être tout autant. Si quelques changements de points de vue laissent la possibilité au lecteur de deviner avec quelques pages d’avance les énigmes de l’histoire (qui se cache sous le masque de métal de Kogg ?), le choix original de suivre un personnage non moteur de cette intrigue demandera au lecteur de la ténacité, car il faut bien attendre la moitié du livre pour voir cette intrigue démarrer clairement. Les 150 premières pages sont donc aventures confuses qu’il faudra tenter de comprendre et lier à un tout (ou pas), doublé d’une surabondance de détails sur l’univers, abordés au fil de ce qui est d’abord un voyage. Les multiples allégeances des pirates comme Saphir, les plans dans les plans ne simplifient pas les choses. Ajoutez à cela cette mise en page qui mélangent chapitres courts mais pages-blocs de texte. « L’Archipel des Nuées » demande un réel investissement : abstenez-vous de l’entamer passé 22h, sauf si vous êtes insomniaque.
Mais pour peu que vous vous accrochiez, le style très dense devient prenant, l’aventure captive, l’univers éblouit, les choix narratifs originaux surprennent, en brisant les schémas classiques auxquels nous sommes habitués.

« L’Archipel des Nuées » n’est pas parfait, certes, son univers et son histoire trop à l’étroit dans si peu de pages, dans sa narration comme sa maquette. Il n’en reste pas moins rempli de qualités, dense et complexe, à la frontière entre le roman (et ses codes littéraires) et la grande liberté qui peut naître d’un jeu de rôles, où la logique interne des personnages prend parfois le pas sur une intrigue décidée à l’avance.


Titre : L’Archipel des Nuées
Auteur : Eric Nieudan
Couverture : Eric Tranchefeux
Éditeur : Le Grimoire
Collection : Mille Saisons
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 305
Format (en cm) : 21 x 15 x 1,7
Dépôt légal : mars 2015
ISBN : 9791092700039
Prix : 21 €



Nicolas Soffray
27 juin 2015


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