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Ménagerie de papier (La)
Ken Liu
Le Bélial’, recueil de 19 nouvelles, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction/fantasy, 440 pages, avril 2015, 23€

Ken Liu est né en 1976 en Chine et a émigré à onze ans aux États-Unis. À maintes occasions, cette double-culture se ressent au détour d’une nouvelle. Ce recueil, sans équivalent en anglais, regroupe 19 nouvelles parmi plus d’une centaine écrites par l’auteur. Si certaines sont déjà parues en revues (dans « Galaxies », « Fiction » et « Bifrost »), quatorze s’avèrent inédites.
Jusqu’à présent, chaque apparition de Ken Liu a marqué les esprits. Lire un de ses textes revient à l’adopter, alors « La Ménagerie de papier » était d’autant plus attendu pour découvrir un plus vaste éventail de ses talents.



Les récits sont de tailles variables, certains étant très courts, comme “Avant et après” et “Nova Verba, Mundus Novus”, respectivement 2 et 3 pages. Deux déceptions pour moi : le premier oublié dès le dernier mot lu et le second se voulant humoristique et bourré de références, mais sans intérêt. Placés en seconde et quatrième positions, je me suis d’emblée interrogé sur la pertinence de la sélection des deux directeurs d’ouvrage et me suis fait la réflexion que Ken Liu n’était pas du tout à l’aise dans les courts récits. En tout cas, j’ai regardé « La Ménagerie de papier » d’un autre œil ; d’un a priori favorable, je suis passé à une certaine méfiance dans la crainte que finalement les revues en aient déjà publié la quintessence, ne laissant plus que les miettes pour la composition d’un tel livre.
Heureusement ces deux fausses notes sont encadrées par “Renaissance”, “Les algorithmes de l’amour” et “Faits pour être ensemble”. Les deux dernières sont des rééditions et ont déjà été chroniquées sur la Yozone. “Les algorithmes de l’amour” date de 2004 et est la plus ancienne nouvelle au sommaire. Cette histoire de poupées imitant toujours mieux la vie nous avait séduits dans « Galaxies 28 » et avec la même maestria, “Faits pour être ensemble” nous montrait dans « Bifrost 75 » la perte du libre arbitre des accrocs aux réseaux sociaux. Dans les deux cas, Ken Liu extrapolait notre présent en imaginant les effets pervers des progrès technologiques.
Renaissance” se passe après l’arrivée d’extraterrestres. Certains, comme Joshua Rennen, partagent leur vie avec eux. Tout le monde n’approuve pas ces liaisons contre nature et le processus de renaissance pour obéir et accepter cette mainmise alien sur la société.
Au premier abord, la cohabitation semble bien se porter, pourtant la réalité est tout autre et abrite maintes manipulations pour sauver les apparences et duper le plus grand nombre sur les sentiments des envahisseurs.

Nova Verba, Mundus Novus” n’est pas la seule incursion de l’auteur dans l’humour. “Emily vous répond” relate le dialogue entre deux êtres (?) pour résoudre un problème de couple. Triturer la mémoire n’est jamais une bonne solution ! Court et drôle.
Le golem au GMS” nous invite à bord d’un vaisseau spatial abritant toute une colonie de rats. Dieu a fait une erreur, il le sait et essaie de la rattraper en demandant l’aide d’une petite fille qui n’a pas fini de L’ennuyer. Les dialogues sont savoureux et on peut être omnipotent mais démuni face à l’innocence de la jeunesse.
On peut d’ailleurs se demander si “Le livre chez diverses espèces” n’appartient pas aussi à cette catégorie. Ken Liu y fait montre d’une belle imagination pour décrire différentes formes d’écritures dans différentes civilisations aliens, mais cela ressemble plus à un inventaire qu’à une nouvelle.

La nouvelle multi-primée (Prix Hugo, Nebula et World fantasy) qui partage son titre avec ce recueil figure au rang de phare. Le fantastique y est très discret, il illustre la complicité entre une mère et son fils. Arrivée de Chine pour se marier avec un Américain à la recherche d’une femme, elle ne parle quasi pas la langue du pays et, quand son fils grandit, le fossé entre les deux ne cesse de grandir et il finit par la rejeter, car elle lui fait honte. Quand elle meurt, il se souvient des bons moments passés en sa compagnie, aux origamis qu’elle lui confectionnait et auxquels elle insufflait la vie pour les animer. Quand il s’est éloigné d’elle, cette magie a disparu.
La ménagerie de papier” touche les lecteurs, sa simplicité apparente nous parle, elle n’est pas sans remuer des souvenirs au fond de chacun de nous. Cette relation mère-enfant est particulièrement forte et belle.
La double culture de Ken Liu transparaît dans ce cas clairement, comme à d’autres occasions. Dans “La plaideuse” qui lorgne du côté de la fantasy et du policier, la mort d’un vieil homme offre à Sui-Wei l’opportunité de reprendre la charge de son père et d’enquêter sur ce qui se révèle un meurtre ingénieux. Parenthèse astucieuse et agréable.

À la fin de l’ouvrage se dégage un bloc de quatre nouvelles qui ne sont pas sans points communs, car elles lancent notre civilisation à l’assaut de l’étoile 61 Virginis.
Le sujet à de maintes reprises exploré de “Mono no aware” (Terre mourante, fuite à bord de vaisseaux...) est très bien revisité avec le personnage de Hiroto, dernier Japonais et dépositaire de toute une culture, qui vit avec son passé et doit faire un choix sur le futur de la mission. Couronnée par le prix Hugo, cette nouvelle mêle passé et présent, montre le choc des cultures et illustre la conquête spatiale, reposant sur des individualités prêtes à donner leur vie pour un idéal.
Dans “Le peuple de Pélé”, une mission a touché au but, elle a atteint la planète cible, mais la distance avec la planète mère est telle que les messages mettent 28 ans à lui parvenir. Comment y obéir tant ils paraissent en décalage par rapport à leur situation ? Surtout que les ordres reflètent les tensions politiques de la Terre, bien loin de ce petit microcosme qui a besoin de tous ses bras pour s’implanter. Ken Liu joue bien du décalage temporel pour insuffler le libre-arbitre à des gens habitués à obéir aux ordres, mais qui là, doivent se poser la question sur leur pertinence.
La forme de la pensée” confronte indigènes et colonisateurs. Le dialogue entre les deux est difficile, à l’image de l’incompréhension entre un mari et sa femme, lui en charge de la sécurité de la base et elle de la communication avec les autres. Le premier ne voit que l’ennemi, ne cherche pas à les comprendre comme le fait sa femme et surtout sa fille qui va réussir à s’intégrer parmi eux.
Les vagues” met en scène les humains à différents stades de l’évolution. Le fossé est moins grand pour les appréhender, mais le sacrifice n’en est pas moins grand et l’homme est obligé d’évoluer pour suivre le progrès et ne pas se couper de son espèce. L’avenir de l’humanité est brillamment exploré grâce aux distorsions temporelles.
Ces quatre récits ont été à juste raison regroupés et nous envoient parmi les étoiles, découvrir tout ce qui attend l’homme dans l’exploration de ce milieu inconnu.

Une jeune fille fuit sa famille à la naissance de son enfant qu’elle abandonne derrière elle. Elle profite de la vie, avant de trouver sa voie dans la plastination des corps, procédé permettant de les garder en état et de les exposer. L’immortalité lui devient aussi accessible, mais comble de l’ironie, son amour, celui qui a trouvé la méthode pour ne plus vieillir, ne peut en profiter et meurt. Noyée dans son chagrin, elle renoue avec un passé qu’elle avait oublié.
Trajectoire” est un titre approprié pour le parcours de la jeune fille qui va trouver un sens à sa vie. Touchant, poignant, il expose l’inventivité de l’homme qui n’accepte pas sa situation et en veut toujours plus, s’éloignant par là de ses racines.

La peste” voit la confrontation entre les survivants d’une catastrophe, retranchés dans des dômes, et les infectés qui ont tellement changé qu’ils n’ont plus grand-chose à voir avec les premiers. Les mutations ont donné naissance à un nouvel ordre, à un nouveau règne qui ne souhaite pas forcément être « guéri »...
Quand Laura découvre par hasard “Le journal intime” de son mari et qu’elle le survole, elle commence à perdre ses repères, à être éjectée de la réalité. Mauvaise idée de lire ce qui doit rester personnel !
Dans “L’oracle”, une fois de plus le libre arbitre est mis à mal, car coiffer le casque de l’Oracle dévoile un pan de son avenir. Penn est enfermé préventivement, car il tuera quelqu’un. Tout le monde l’évite en connaissance de cause, sauf Monica, censée mourir de la main de son amour. Peut-on aller contre la destinée, si l’essentiel est déjà écrit ?
Quant à “L’erreur d’un seul bit”, il a manqué sa cible, car plus d’une semaine après lecture, je suis bien en peine de me souvenir de son histoire, même en feuilletant ses pages.

« La Ménagerie de papier » abrite quelques pépites qui ont tendance à éclipser les autres nouvelles, souvent excellentes aussi, ce qui donne la fausse impression de passer par des hauts et des bas. Ken Liu paraît quelques fois peu inspiré dans les récits les plus courts, alors qu’il s’avère parfaitement à l’aise sur 20 – 30 pages, ce qui lui permet de développer ses idées. Son talent réside dans sa capacité à extrapoler notre quotidien, à voir plus loin que le simple lendemain et à imaginer le devenir de l’homme à travers les avancées scientifiques.
La majorité des textes nous font voyager dans un futur plausible, d’autant qu’ils sont traités avec intelligence, plaçant l’humain au centre des préoccupations. Le choc des cultures est un thème qui lui est cher, car il se plaît à de nombreuses reprises à confronter l’homme avec autrui et voir ce qu’il découle de ces rencontres.

Ses précédentes apparitions dans les revues françaises nous avaient déjà montré tout son potentiel, « La Ménagerie de papier » ne fait que confirmer ce constat.
Les origamis de papier n’ont pas fini de nous hanter et Ken Liu de nous faire rêver.
Son premier roman « The Grace of Kings » n’en sera que plus attendu.


Titre : La Ménagerie de papier
Auteur : Ken Liu
Traduction de l’anglais (États-Unis) et harmonisation : Pierre-Paul Durastanti
Ouvrage composé par : Ellen Herzfeld & Dominique Martel
Couverture : Aurélien Police
Éditeur : Le Bélial’
Directeur de collection : Olivier Girard
Site Internet : Roman (site éditeur)
Pages : 440
Format (en cm) : 14 x 20,5
Dépôt légal : avril 2015
ISBN : 978-2-84344-133-2
Prix : 23 €



Ken Liu sur la Yozone :
- une brève de Fabrice Leduc sur « La Ménagerie de papier »
- “Mono no aware” dans « Galaxies 25 »
- “Faits pour être ensemble” dans « Bifrost 75 »
- “The algorithms for love” dans « Galaxies 28 »
- “Simulacre” dans « Galaxies 21 »


Pour écrire à l’auteur de cet article :
[email protected]


François Schnebelen
9 mai 2015


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