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Le cyberespace de l'imaginaire




Player One
Ernest Cline
Pocket, SF, n°15666, traduit de l’anglais (États-Unis), science-fiction, 612 pages, mars 2015, 9,80€

Né en 1972, James Donovan Halliday représente le stéréotype de l’inventeur-programmeur de la fin du second millénaire : intelligence précoce, inaptitude sociale limite Asperger, première start-up dans son garage, accès rapide à une fortune colossale. Et lorsque sa firme de jeux informatiques, au sommet de sa gloire, semble entrer en léthargie, il ne faudrait pas y avoir le déclin d’un empire : après quelques années de sommeil naît le jeu OASIS (Ontologie Anthropocentrique Simulée Immersive et Sensorielle) qui relègue toute concurrence aux oubliettes. Mais également transforme l’ensemble des loisirs et des réseaux sociaux, et jusqu’à la politique mondiale. Lorsque Donovan Halliday meurt, en 2041, il lègue sa fortune personnelle – deux cent cinquante milliards de dollars – à celui qui trouvera les trois clefs dissimulées dans le jeu OASIS. « Oasis », le roman, est l’histoire du geek qui découvrit ces clefs.



«  Rien ne donnait à penser que cet homme stoïque, vêtu d’un costume décontracté de couleur marron, était un alcoolique qui maltraitait sa famille, que cette femme souriante en pantalons à fleurs était schizophrène, et que ce jeune garçon au tee-shirt passé à l’effigie d’Asteroïds créerait un jour un univers entièrement nouveau. »

L’intrigue se déroule en 2044, trois ans après l’annonce de la mise en jeu de cette fortune. Wade, le narrateur, est un adolescent qui grandit tant bien que mal sur les franges d’un monde en déréliction, qui entre dans sa troisième décennie de Grande Récession. Comme tant d’autres, il survit avec des bons de rationnement dans des empilements verticaux de mobil-homes qui s’élèvent sur les terrains vagues. Son univers est plus virtuel que réel : la crise ayant conduit les services publics à des fortes diètes, il a été proposé aux élèves de poursuivre leur scolarité au sein d’OASIS. Car OASIS, réellement visionnaire, n’est pas seulement un jeu, pas seulement des milliers de mondes, mais aussi une école virtuelle donnant accès à tous à l’ensemble du savoir.

« Là bas, dans cet univers en 2D, la vie était simple : c’était toi contre la machine, point barre. »

Si, depuis maintenant trois ans de recherches effrénées, nombreux sont ceux qui se sont détournés de la quête et considèrent les clefs d’OASIS comme un simple mythe, Wade, sous forme de son avatar Parzifal, n’a guère d’autre chance de s’en sortir que de se lancer dans cette recherche un peu folle. Passionné par la vie de James Donovan Halliday, il est lui aussi lui aussi un « chassoeuf », l’un de ces individus qui passent tout leur temps libre à la recherche des clefs du royaume. Sa bible ? « L’Almanach d’Anorak », un énorme livre numérique, des milliers de pages dans lesquelles Halliday a consigné tout ce qu’il appréciait – jeux, bandes dessinées, films, musiques, séries télévisées (on notera que la littérature est massivement absente de cette culture geek) et autres mangas. Son travail : explorer pas à pas cet héritage, visionner chaque épisode de chaque série, rejouer chacun de ces jeux vidéos primitifs jusqu’à en devenir un expert. Et il finira par trouver le premier indice.

Dès lors, l’histoire s’emballe. Car une autre « chassoeuf », une geekette dont il ne connaît que l’avatar et dont, à force de correspondre électroniquement avec elle, il est un peu tombé amoureux, est quasiment sur ses pas, et ne tarde pas elle aussi à découvrir les premières clefs. Après des années où nul n’a rien trouvé, la coïncidence apparaît impossible, surtout lorsqu’un ami de Wade, qui connaît son avatar, se jette également à leur poursuite. On comprend que ces trois personnages se connaissent. « On », ce sont des milliers d’autres « chassoeufs », mais surtout les redoutables « Sixers », une multinationale sans foi ni loi, composée de milliers d’experts ès Halliday en chasse depuis plusieurs années, qui rêve de transformer OASIS en un gigantesque espace publicitaire et qui, après avoir identifié Wade dans le monde réel et cherché à l’embaucher, finit, dans une scène qui n’est pas sans rappeler un passage du « Neuromancien » de William Gibson, à essayer de le liquider.

Gigantesque course-poursuite dans le monde réel et à travers les milliers de mondes d’OASIS, «  Player One », à la différence de « La Stratégie Ender » d’Orson Scott Card ou du « Temps désarticulé » de Philip K, Dick, ne traite jamais de la confusion entre l’un et l’autre, de ces jeux que l’on croit jeux mais qui sont stratégies définissant l’équilibre des forces dans le monde réel. Ici, pas de confusion mais une interaction, tous les moyens étant bons, y compris dans le réel, pour empêcher le concurrent d’aboutir. Plus intéressant est cette mise en abyme des jeux les uns dans les autres, puisque parmi les épreuves rencontrées dans la quête des clefs du monde d’OASIS on trouve essentiellement ces fameux jeux des années quatre-vingts, qu’il faut maîtriser pour trouver les clefs suivantes.

«  Archaïde abritait sous sa surface des milliers de salles de jeux d’arcade classiques qui avaient jadis existé quelque part dans le monde et qu’on avait reconstitués dans les moindres détails. »

On le voit : « Player One » est un gigantesque hommage à la culture geek des trente dernières années, et plus particulièrement de l’histoire des jeux vidéos. Depuis le tout premier d’entre eux, Tennis for two, inventé par William Higinbotham en 1958, et à travers la longue série de ses successeurs – citons par exemple Spacewar, Donkey Kong, Burger Time, Contra, Golden Axe, Heavy Barrel, Sworquest, Space Invaders, Pitfall !, Bedlam, Pyramid, Robotron, Spheroïds, Brains, Hulks, Joust et autres Quarks – Ernest Cline invite le lecteur à une sorte d’archéologie des premiers jeux informatiques, divertissements dont les plus jeunes n’ont déjà plus la moindre idée. Et l’une des grandes réussites de ce roman, dont les six cents pages s’avalent sans temps mort, est, si l’on y discerne, à travers quelques éléments emblématiques des années quatre-vingt et quatre vingt-dix – « Ladyhawke », le Rubiks’cube, « Retour vers le futur » – une pincée de nostalgie qui sonne juste, de ne pas s’adresser uniquement à ceux qui auraient vécu cette époque, de ne jamais s’étendre, de ne jamais lasser. Que l’on soit un nostalgique des jeux vidéo de cette première époque, que l’on soit un gamer contemporain, ou que l’on n’ait cure de ces divertissements importe peu : le roman fonctionnera exactement pareil.

« Il avait synchronisé le vortex gravitationnel de la piste, si bien que le club tournait sur lui-même comme un vieux vinyle. »

On pourra faire à «  Player One » quelques reproches mineurs. Deux ou trois dialogues sonnent un peu trop sitcom pour ados, mais on aurait tort de s’y attarder compte tenu de l’âge des protagonistes. Malgré les intrigues parallèles dans la réalité et dans le monde virtuel le roman n’échappe pas à une certaine linéarité et le plan qu’ourdit le narrateur pour fragiliser les Sixters dans le réel se déroule trop facilement. Et comme bien souvent dans les romans à énigmes, nos chasseurs de trésors trouvent un peu trop aisément les réponses qui échappent à des légions d’experts.

Si « Player One » mérite une place, sans doute marginale, mais néanmoins singulière, dans l’histoire du genre, c’est parce qu’il met en parfaite lumière, mieux que tout autre roman, la bascule entre les générations nourries aux classiques et celles qui se sont intégralement construites à travers la « pop culture ». Une culture entièrement nouvelle, rapidement évolutive, en métamorphose constante, à renouvellement rapide – on le voit, certains ignorent tout déjà des premiers jeux informatiques, des films qui ont plus de quelques années d’âge - avec ses références, ses codes, ses connaissances indispensables. Steven Spielberg a remplacé Homère, on ne cite plus Pline ou Cicéron mais les répliques du savant fou de « Retour vers le futur », on ne se réfère plus à la mythologie classique mais à celle de l’univers d’« Alien ».

Trois mots de latin, pas plus : le narrateur ne s’est intéressé à cette langue morte que parce qu’il a appris qu’Halliday l’avait utilisé une fois pour un de ses jeux. Cette néoculture, c’est aussi, d’une certaine manière, une culture de l’effacement, du « game over », non pas par mépris des Anciens, non pas, on le voit à travers cet exemple, du refus par principe des temps passés , mais parce que l’espace est entièrement occupé par cette culture geek conquérante, omniprésente, surproductive, et surtout constamment autoréférentielle. Il était, il y a deux ou trois générations, admirable de citer les classiques grecs et latins ; il faut, dans cette culture geek presque impérialiste, connaître jusqu’à la moindre réplique des films et des séries « cultes », l’une des épreuves étant, subitement basculé dans la reconstitution intégrale d’un film, de prononcer chaque ligne de dialogue au bon moment. On reconnaît là l’éducation du geek, qui, enfant, s’est repassé en boucle, encore et encore, jusqu’à les connaître par cœur, les « Terminator » et autres « Indiana Jones ».

Sous ses aspects ludiques, « Player One » est donc avant tout une vision sociologique extrêmement pertinente du contemporain, de cette néo culture mondialisée tentaculaire, en renouvellement et en expansion permanente. Une véritable culture (n’oublions pas que la connaissance est aussi pouvoir) puisqu’elle permet, en remportant les épreuves, en sus de décrocher la fabuleuse martingale de deux cent cinquante milliards de dollars, de devenir le maître véritable d’OASIS, avec notamment le pouvoir de l’effacer à jamais, de revenir au monde réel, qui ne se porte pas bien du tout, pour s’y intéresser enfin, pour l’améliorer enfin. Des pouvoirs quasiment divins – comme dans les jeux, comme souvent dans la science-fiction – qui accentuent encore l’aspect « biblique « de « l’Almanach d’Anorak », bible des geeks, vulgaire compilation de passions d’un éternel adolescent qui conduira à la toute-puissance.

On le voit : ce n’est pas sans finesse, ni sans humour, qu’Ernest Cline met en scène sa sarabande de quêtes et de jeux, son astucieux mélange entre informatique primitive et monde cyberpunk. « Player One », c’est aussi une analyse du monde présent, de la manière dont le futur bascule perpétuellement dans le passé, et aussi, force est de le reconnaître, un véritable hommage à ce dont l’on est en train de perdre la mémoire – même si l’on a l’habitude de rendre hommage à des passés plus lointains. On pourra considérer également « Player One » comme une invitation à la tolérance entre générations : car ceux qui aux plus âgés apparaissent totalement incultes, au sens classique du terme, sont également de véritables puits de science dans d’autres domaines, et l’on reconnaîtra que toute mémoire est digne d’estime. En décrivant cette bascule d’univers générationnel, la fin d’une culture de l’érudition au profit d’une culture de l’immersion, Ernest Cline amuse, instruit, interpelle, interroge sur les mutations perpétuelles de notre monde et sur ce qu’il est en train de devenir. À ce titre, sous des aspects purement ludiques, il instruit lui aussi en distrayant, et fait pleinement honneur au genre.


Titre : Player One (Ready Player One, 2011)
Auteur : Ernest Cline
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Arnaud Regnauld
Couverture : Marion Tigréat
Éditeur : Pocket (édition originale : Michel Lafon, 2013)
Collection : SF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Numéro : 15666
Pages : 612
Format (en cm) : 10,7 x 17,7
Dépôt légal : mars 2015
ISBN : 9782266242332
Prix : 9,80 €



Hilaire Alrune
7 mai 2015


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