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Héritière (L’)
Jeanne-A Debats
ActuSF, Les 3 souhaits, roman (France), fantasy urbaine, 392 pages, octobre 2014, 18€

La jeune Agnès Cleyre n’a pas une vie facile. Fille d’une sorcière et d’un humain, elle est depuis peu orpheline, mais depuis toute petite hantée par les fantômes qui abondent dans Paris. La faute à une perception trop large, que seul l’alcool rétrécit suffisamment pour lui permettre d’affronter l’extérieur.
C’est donc bourrée et de nuit qu’elle peut, à l’issue d’une garde à vue pour ébriété, se rendre sur la tombe de ses proches au Père-Lachaise. Expérience douloureuse, à tout point de vue.
Débarque alors Géraud, son « oncle », et Navarre, son « chauffeur ». Les choses vont tout de suite mieux : le premier est un puissant mage, le second un vampire dont l’aura suffit à dégager les spectres de son chemin. Tonton prend Agnès sous son aile, lui assurant ainsi un quotidien sans agressions spectrales, et un emploi.
Géraud est notaire. Tranquille et pas très glamour ? Question de point de vue... et de clientèle.



Car Géraud gère les successions des Surnaturels. C’est lui qui assure aux vampires, contraints de dissimuler leur nature à l’administration humaine, que leur fortune passera sans heurt d’une identité à l’autre. C’est lui qui gère également les possessions des meutes de garous, où le mot « famille » peut avoir un sens très large.

Agnès a à peine pris ses marques, et commencé à éprouver un petit quelque chose pour le puissant et mystérieux Navarre, qu’une affaire d’envergure leur tombe dessus : l’héritier d’une ruche vampire parisienne très puissante a été condamné à mort pour ses frasques répétées, qui mettent en danger tout le monde surnaturel. Il faut donc trouver à la reine vampire un nouvel héritier, et donc par une longue recherche généalogique, un descendant naturel, que le condamné pourra transformer avant son exécution.
Rien ne se passera simplement, vous vous en doutez. Les complots sont nombreux, dans la ruche, entre les ruches. Vampires et loups-garous, qui se partagent Paris, ont des relations de voisinage plutôt tendues, mais restent courtois tant qu’on respecte leur territoire.

Lors des Imaginales 2014, Valérie Lawson, qui animait le café littéraire sur la bit-lit (avec Chloe Neil, Marika Gallman, Vanessa Terral, Alice Scarling et Roxane Dambre), ouvrait la discussion sur une volonté de parler de fantasy urbaine, bit-lit étant à son avis trop réducteur et trop américain (des vampires et des filles, des amours impossibles, « Twilight », « True Blood » et on a fait le tour...). Je n’ai pas encore lu toutes ces dames, mais qu’on parle de bit-lit ou de fantasy urbaine, le genre est avant tout un divertissement : de l’action, du bruit, un peu ou beaucoup de fesses (beaucoup chez Alice Scarling, à suivre bientôt sur le Yozone).
Aussi désolé mesdames, mais Jeanne-A Debats met la barre très haut.
Oui, dans « L’Héritière », il y a des vampires, des loups-garous, une histoire d’amour un peu difficile et triangulaire, de l’humour. Mais il y a du fond, beaucoup de fond, et du fond réfléchi et qui fait réfléchir.

Peut-être pour la première fois (pour moi en tout cas, je ne suis pas fin connaisseur d’Anne Rice, mais les USA n’ayant que 3 siècles d’histoire à peine...), nous avons un auteur qui fait presque de la sociologie historique des vampires. Sa reine vampire n’est pas née d’hier, et la trame même de l’histoire nous pousse, enfin, à penser autrement une vie d’un millénaire, une naissance au moyen-âge, la place des femmes à cette époque jusqu’à nos jours...

L’organisation politique et sociale est aussi très détaillée. Les ruches vampires sont héritées du système féodal, et s’opposent radicalement au concept de meute des garous. La transmission se fait par le sang chez les vampires, à tous niveaux : l’état, les connaissances, les souvenirs, et introduit une filiation, des loyautés et allégeances (et donc des trahisons possibles, de l’ambition à grimper plus vite dans la hiérarchie et donc à élaguer son arbre généalogique). Tout cela, étalé sur des siècles, a conduit à une masse de règlements et autres lois, pour éviter les débordements sanglants, que Géraud est là pour appliquer et faire respecter avec neutralité.
A l’inverse, le concept d’Esprit de la Meute chez les garous, avec un soupçon de magie, fond chaque individu dans un grand tout commun, collectif. On notera de fait une opposition culture de l’oral/de la mémoire chez les garous, contre une culture de l’écrit, administrative, chez les vampires.
Je ne vous surprendrais pas en vous disant que les vampires sont aristos, c’est-à-dire issue de l’aristocratie française du dernier millénaire (Navarre... comme le royaume du même nom) tandis que les garous sont des prolétaires. Mais cela devait être dit, et Jeanne-A Debats intègre parfaitement la présence de ces deux groupes dans les événements historiques, notamment parisiens. Ainsi qu’elle le dit en post-face (une excellente interview de Jean-Luc Rivera, qui vaut toutes les chroniques du livres), Paris est un personnage central, et elle a de la ville une passion et une connaissance qui enrichissent le fond de cette histoire.

Je ne m’étendrai pas sur les complots et les circonvolutions de l’intrigue, un délice que je vous laisse découvrir et savourer, comme le pourquoi du pouvoir d’Agnès, sa relation avec Géraud, les jeux de masques et autres faux-semblants des uns et des autres... Ceux qui veulent de la fesse seront sûrement un peu déçus, car même si Agnès découvre la chose, avec le plaisir de ne plus voir les spectres, cela reste très soft et pudiquement décrit. C’est surtout au niveau sentimental que le talent de l’auteur fait merveille, pour décrire les désordres intérieurs d’Agnès, novice en matière d’amour autant que de surnaturel.

Si le roman se suffit à lui-même, on ne rechignerait à lire une suite, surtout au vu du fracas final, tout dans le feutré certes mais ô combien prometteur.

Bref, si vous n’aimez pas la bit-lit, si vous aimez la fantasy urbaine, jetez-vous sans hésitation sur « L’Héritière », car tout est là : background dense et riche, narration vive à la première personne, humour souvent noir, frissons de toutes sortes. Et puis surtout, ça vous donnera une autre idée des archives, de la généalogie et des notaires.


Titre : L’Héritière
Auteur : Jeanne-A Debats
Couverture : Damien Worm
Éditeur : ActuSF
Site Internet : page roman (site éditeur)
Pages : 392
Format (en cm) :
Dépôt légal : octobre 2014
ISBN : 9782917689752
Prix : 18 €

Disponible en version numérique, sans DRM, 5,99€



Nicolas Soffray
29 janvier 2015


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